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- Impossible, on ne loge pas les fils à papa dans le compartiment un, là-dessus la règle est très stricte. A moins qu'il ne s'agisse d'un grand-duc. Mais celui-là, comme il m'intriguait, je suis allé voir sur la liste

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de monsieur le chef de train, expliqua le contrôleur, baissant un peu plus la voix.

- Et alors ? demanda le monsieur avec une curiosité fébrile.

Escomptant un généreux pourboire, le contrôleur porta l'index à ses lèvres :

- Il est de la Troisième Section. Chargé d'affaires particulièrement importantes.

- " Particulièrement ", je n'en doute pas. Pour affaires seulement " importantes ", on ne vous installe pas dans le compartiment un. Et que fait-il ?

- Imaginez-vous que depuis qu'il s'est enfermé dans son compartiment, il n'est pas sorti une seule fois. Je lui ai proposé du thé à deux reprises - rien à faire. Il est plongé dans ses papiers et n'en lève pas le nez. A Piter, le départ a été retardé de vingt minutes, vous vous rappelez ? Eh bien, c'était à cause de lui. On a dû attendre qu'il arrive.

- Oh, oh, s'écria le voyageur. Mais c'est absolument inouï !

- Cela arrive, mais très rarement.

- Et son nom était mentionné dans la liste des passagers ?

- Pas du tout. Ni son nom ni son rang.

Pendant ce temps, Eraste Pétrovitch continuait de chercher un sens aux maigres informations contenues dans les rapports et s'ébouriffait nerveusement les cheveux. Une angoisse irrationnelle le serrait à la gorge.

Juste avant qu'il parte pour la gare, l'ordonnance de Mizinov s'était présentée à l'appartement de fonction, où Fandorine avait dormi d'un sommeil de plomb pendant près de vingt-quatre heures d'af-

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filée, et lui avait demandé de patienter : les trois premières dépêches en provenance des ambassades venaient d'arriver, on allait les lui apporter sitôt décodées. Il avait fallu attendre presque une heure entière, et Eraste Pétrovitch craignait de manquer son train, mais l'ordonnance l'avait rassuré sur ce

point.

A peine entré dans son immense compartiment tapissé de velours vert, pourvu d'une table de travail, d'un confortable divan et de deux chaises vissées au sol, Fandorine avait ouvert l'enveloppe et s'était plongé dans la lecture des documents.

Trois dépêches étaient arrivées : une de Washington, l'autre de Paris et la troisième de Constantino-ple. Toutes commençaient par la même formule : " Urgent. A Sa Haute Excellence Lavrenty Arkadié-vitch Mizinov, en réponse à la dépêche n° 13476-8J du 26 juin 1876. " Les rapports étaient signés par les ambassadeurs en personne. Là s'arrêtaient les similitudes. Pour le reste, les textes étaient les suivants .

" 27 juin (9 juillet) 1876. 12 h 15. Washington.

La personne qui Vous intéresse est John Pratt Dobbs, élu le 9 juin dernier vice-président de la commission sénatoriale pour le budget. L'homme est très connu en Amérique. Millionnaire, il fait partie de ces gens que Von appelle ici self mode men. Age : 44 ans. On ignore tout de ses origines, où il est né, ce qu'il a fait dans sa jeunesse. On suppose qu'il s'est enrichi en Californie, au moment de la fièvre de l'or. Il est considéré comme un entrepreneur de génie. A l'époque de la guerre civile entre le Nord et le Sud, il était le conseiller

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du président Lincoln pour les questions financières. Une opinion répandue veut que ce soit le zèle de Dobbs et nullement la vaillance des généraux fédérés qui ait assuré la victoire du Nord capitaliste sur le Sud conservateur. En 1872, il a été élu sénateur de l'Etat de Pennsylvanie. On sait, de source bien informée, qu'il est pressenti pour le poste de ministre des Finances. "

" 09 juillet (27 juin) 1876. 16 h 45. Paris.

Grâce à Coco, l'agent que Vous connaissez, nous avons pu apprendre par le ministère de la Guerre que, le 15 juin, au grade de vice-amiral, avait été promu le contre-amiral Jean Intrépide, depuis peu affecté au commandement de l'escadre du Siam. C'est une des figures les plus légendaires de la flotte française. Il y a vingt ans, une frégate française a découvert, au large des côtes portugaises, une barque à bord de laquelle se trouvait un adolescent, de toute évidence rescapé d'un naufrage. Fortement choqué, le garçon avait totalement perdu la mémoire, au point de ne plus connaître son nom ni même sa nationalité. Enrôlé comme mousse, on lui a attribué comme nom de famille le nom de la frégate qui l'avait repêché. Il a une brillante carrière. Il a pris part à de nombreuses expéditions et guerres coloniales. Il s'est notamment illustré au cours de la guerre du Mexique. L'année passée, Jean Intrépide a fait littéralement sensation à Paris en épousant la fille aînée du duc de Rohan. Je Vous enverrai, dans un prochain rapport, le détail des états de service de la personne qui Vous intéresse. "

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" 27 juin 1876. Deux heures de l'après-midi. Constantinople.

Cher Lavrenty, ta demande m'a considérablement étonné. En effet, Anvar effendi, envers qui tu manifestes un si pressant intérêt, fait depuis quelque temps l'objet d'une attention soutenue également de ma part. Cet individu, proche de Midhat pacha et d'Abdiil-Hamîd, est, selon mes informations, une des figures centrales du complot qui mûrit au pakiis. On doit s'attendre incessamment au renversement de l'actuel sultan et à son remplacement par Abdûl-Hamîd. Anvar effendi deviendra alors un personnage extraordinairement influent, n est très intelligent, a été éduqué à l'européenne, possède une quantité innombrable de langues étrangères, occidentales comme orientales. Malheureusement, nous ne disposons pas d'informations détaillées sur la biographie de cet intéressant monsieur. On sait qu'il n'a pas plus de trente-cinq ans, qu'il est né soit en Serbie, soit en Bosnie. Ses origines sont obscures et il n'a pas de parents, ce qui laisse présager de grands bienfaits pour la Turquie, si Anvar devient un jour vizir. Imagine un peu - un vizir sans une horde de parents avides ! Cela n'existe tout simplement pas ici. Anvar est quelque chose comme une "emmenée grise" auprès de Midhat pacha, il est un membre actif du parti des Jeunes-Turcs. J'ai satisfait ta curiosité ? A toi de satisfaire la mienne. En quoi as-tu besoin de mon Anvar effendi ? Que sais-tu de lui ? Fais-le-moi savoir sans tarder, cela pourrait s'avérer important. "

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Pour la énième fois, Eraste Pétrovitch relut les dépêches, soulignant dans la première : On ignore tout de ses origines, où il est né, ce qu'il a fait dans sa jeunesse ; dans la seconde : au point de ne plus connaître son nom ni même sa nationalité ; dans la troisième : Ses origines sont obscures et il n'a pas de parents. Il en ressortait quelque chose d'effrayant. Ainsi, les trois hommes semblaient avoir surgi de nulle part ! A un moment donné, brusquement, ils avaient émergé du néant pour lentement se hisser vers les sommets avec une opiniâtreté véritablement surhumaine. Qui étaient-ils ? Les membres d'une secte secrète ? Et si, effectivement, ils n'étaient pas des humains mais des êtres venus d'un autre monde ? Des émissaires de la planète Mars, par exemple ? Ou quelque chose de plus diabolique encore ? Fandorine frissonna au souvenir de sa rencontre nocturne avec le " spectre d'Amalia " Une personne elle-même à l'origine inconnue, cette Béjetskaïa. Et l'invocation satanique " Azazel "... Oh, il y avait des relents de soufre dans tout cela...

Quelqu'un gratta à la porte, et Eraste Pétrovitch sursauta, porta la main à son étui de revolver, accroché dans son dos, et ses doigts sentirent la crosse finement striée du Herstal.

Dans l'ouverture de la porte apparut la physionomie obséquieuse du contrôleur.

- Votre Excellence, nous approchons d'une gare. Ne souhaiteriez-vous pas vous dégourdir un peu les jambes ? Et, là-bas, il y aura aussi un buffet.