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Au mot d'" Excellence ", Eraste Pétrovitch redressa le buste et se regarda furtivement dans le miroir. Etait-il possible qu'on pût effectivement le prendre pour quelqu'un ayant le même rang qu'un général ?

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Après tout, l'idée de se " dégourdir un peu les jambes " n'était pas mauvaise, d'autant qu'on réfléchit mieux en marchant. Une vague petite idée lui tournait dans la tête, mais elle lui échappait sans cesse, refusant pour le moment de se laisser attraper mais l'incitant à persévérer. Creuse, semblait-elle dire, creuse.

- Pourquoi pas ? Combien de temps resterons-nous arrêtés ?

- Vingt minutes. Mais ne vous en faites surtout pas, promenez-vous tranquillement, fit le conducteur avant d'ajouter avec un petit rire entendu : Nous ne repartirons pas sans vous, monsieur.

Eraste Pétrovitch sauta du marchepied sur le quai inondé des lumières de la gare. Ça et là, des compartiments étaient éteints. Visiblement, certains passagers avaient déjà cédé au sommeil. Fandorine s'étira voluptueusement et croisa les mains dans le dos, prêt pour l'exercice de marche censé favoriser une activité cérébrale plus intense. C'est alors que, de la même voiture, descendit un imposant monsieur moustachu en chapeau haut de forme. Il lança un regard plein de curiosité au jeune homme et tendit la main à la demoiselle qui l'accompagnait. A la vue du minois charmant et empreint de fraîcheur, Eraste Pétrovitch se sentit défaillir. Quant à la jeune fille, elle s'illumina et s'écria d'une voix sonore :

- Papal, c'est lui, c'est ce monsieur de la police ! Tu te souviens, je t'en ai parlé ? Tu sais, celui qui est venu nous voir, Frâulein Pful et moi, et qui nous a interrogées !

1. Le mot est prononcé avec l'accent français.

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Le dernier mot avait été prononcé avec un évident plaisir, tandis que les yeux clairs regardaient Fandorine avec le plus grand intérêt. Il fallait reconnaître que les événements étourdissants des dernières semaines avaient quelque peu étouffé le souvenir de celle qu'en son for intérieur Eraste Pétrovitch appelait exclusivement " Lisanka ", et même parfois, dans les moments de particulière rêverie, " doux ange ". Cependant, à la vue de cette charmante créature, la petite flamme qui avait en son temps embrasé le cour du pauvre registrateur de collège se ranima instantanément, et des étincelles de feu lui brûlèrent les poumons.

- Je ne suis pas à proprement parler de la police, balbutia le jeune homme en rougissant. Fandorine, fonctionnaire chargé de missions spéciales auprès de...

- Je sais tout, je vous le dis tout cru, prononça, d'un air de conspirateur, le moustachu au diamant étincelant piqué à la cravate. Une affaire d'Etat vous autorise à la réserve. Entre nous soit dit, de par mes fonctions, je me suis moi-même maintes fois trouvé dans cette situation, si bien que je comprends parfaitement. (Il souleva légèrement son haut-de-forme.) Mais permettez-moi de me présenter. Conseiller privé actuel Alexandre Apollodorovitch Evert-Kolo-koltsev, président de la chambre de justice régionale de Moscou. Ma fille Lisa.

- Mais je vous en prie, appelez-moi Lizzi. Je n'aime pas Lisa, cela fait penser àpodliza1, implora la jeune fille avant d'ajouter le plus ingénument du monde : J'ai souvent pensé à vous. Vous avez beau-

1. Flagorneur. (N.d.T.)

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coup plu à Emma. Et je me souviens de la façon dont vous vous appelez : Eraste Pétrovitch. C'est joli comme prénom, Eraste.

Fandorine eut l'impression de s'être endormi et de faire un rêve merveilleux. L'important était de ne pas bouger, sinon, Dieu l'en préserve, il allait se réveiller.

/ une'

En compagnie de Lisanka (Eraste Pétrovitch n'arrivait pas à se faire à " Lizzi "), il faisait pareillement bon de parler ou de se taire.

La voiture se balançait au rythme des éclisses, et, faisant de temps à autre retentir sa sirène, le train traversait à une vitesse étourdissante les forêts du Valdaï endormies, nappées des premières brumes de l'aube. Assis sur les chaises bien rembourrées du compartiment un, Lisanka et Eraste observaient le silence. La plus grande partie du temps, ils regardaient par la fenêtre, mais il leur arrivait parfois de s'observer l'un l'autre, et si par mégarde leurs regards se croisaient, ils n'en éprouvaient aucune gêne mais, au contraire, de la joie et du plaisir. Fandorine faisait maintenant exprès de se détourner de la fenêtre et à chaque fois qu'il parvenait à capter le regard de Lisanka, celle-ci pouffait d'un petit rire.

S'ils ne parlaient pas, c'était aussi pour ne pas réveiller monsieur le baron, qui sommeillait tranquillement sur le divan. Peu de temps auparavant, Alexandre Apollodorovitch avait mené une discussion passionnée avec Eraste Pétrovitch sur la question des Balkans, puis, pratiquement au milieu d'un

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mot, il avait brusquement laissé tomber sa tête sur sa poitrine et s'était endormi. Pour l'heure, sa tête dodelinait au rythme des secousses : ta-dam, ta-dam (d'un côté, de l'autre) ; ta-dam, ta-dam (d'un côté, de l'autre).

Lisanka se mit à rire en pensant à quelque chose et, voyant le regard interrogateur de Fandorine, elle expliqua :

- Vous êtes si intelligent, vous savez tout. Tout à l'heure vous avez expliqué des tas de choses à papa sur Midhat pacha et sur Abdùl-Hamîd. Alors que moi, je suis stupide à un point que vous n'imaginez même pas.

- Vous ne pouvez pas être stupide, murmura Fandorine d'un ton profondément convaincu.

- Je vous raconterais bien, mais j'ai honte... Mais tant pis, je vous raconte quand même. Je ne sais pas pourquoi mais quelque chose me dit que vous n'allez pas vous moquer de moi. Ou du moins que vous rirez avec moi, mais pas dans mon dos. Vrai, n'est-ce pas ?

- Vrai ! s'exclama Eraste Pétrovitch, mais le baron remua les sourcils dans son sommeil, et le jeune homme reprit le chuchotement. Jamais je ne me moquerai de vous.

- Attention, vous avez promis. Après votre visite, je me suis mise à imaginer toutes sortes de choses... Des choses très belles. Mais tristes aussi, avec toujours une fin tragique. C'est à cause de Pauvre Lisal. Lisa et Eraste, vous vous souvenez ? Ce prénom m'a toujours terriblement plu... Eraste. Je m'imagine étendue dans mon cercueil, belle et pâle, tout entourée de rosés blanches. Je me suis noyée ou bien je

1. Célèbre roman " sentimentaliste " de Karamzine. (N.d.T.)

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suis morte de phtisie. Vous, vous sanglotez, papa et maman sanglotent aussi, Emma se mouche. C'est drôle, non ?

- C'est drôle, admit Fandorine.

- C'est un vrai miracle que nous nous soyons ainsi rencontrés à la gare. Nous sommes allés rendre visite à ma tante et nous devions rentrer hier, mais papa a été retenu pour des affaires au ministère, et nous avons changé nos billets. Franchement, n'est-ce pas un miracle ?

- Pourquoi un miracle ? s'étonna Eraste Pétrovitch. C'est seulement le doigt du destin.

Dehors le ciel était étrange : tout noir avec, le long de l'horizon, un liseré écarlate. Blanches sur la table sombre, les dépêches oubliées s'étalaient tristement.

* * *

Le cocher traversa tout le Moscou matinal pour conduire Fandorine depuis la gare Nikolaievski jusqu'au quartier de Khamovniki. La journée s'annonçait claire et joyeuse, et aux oreilles d'Eraste Pétrovitch continuaient de résonner les dernières paroles de Lisanka : " Vous viendrez donc sans faute ce soir ! C'est promis ? "

Pour ce qui était de son emploi du temps, tout s'agençait à merveille. Dans l'immédiat, l'esthernat et milady. Mieux valait passer voir le chef des gendarmes après. Ainsi, s'il obtenait des renseignements importants de lady Esther, il pourrait immédiatement envoyer un télégramme à Lavrenty Arkadié-vitch. D'autre part, il était possible que de nouvelles dépêches en provenance des ambassades fussent arrivées pendant la nuit... D'un étui d'argent tout

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neuf, Fandorine sortit une cigarette, qu'il alluma maladroitement. Quoique, ne devrait-il pas tout de même commencer par la gendarmerie ? Mais le cheval trottinait déjà le long de la rue Ostojenka et faire demi-tour eût été idiot. Donc, d'abord milady, ensuite les gendarmes, ensuite la maison. Là, il prendrait quelques affaires et irait s'installer dans un hôtel convenable. Il se changerait, achèterait des fleurs et, vers six heures, il se rendrait chez les Evert-Kolokoltsev, rue Malaïa Nikitskaïa. Eraste Pétrovitch sourit béatement et se mit à fredonner : " II était conseiller titulai-aire, elle fille de haut fonctionnai-aire, il lui déclara timidement son amou-our, elle le chassa sans détou-our. "