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Mais voilà que déjà se profilait le bâtiment aux portes de fonte et, près de la guérite rayée, le même serviteur en uniforme bleu marine.

- Où puis-je trouver lady Esther ? cria Fandorine en se penchant à l'extérieur de la voiture. A l'esther-nat ou bien chez elle ?

- A cette heure, elle est habituellement chez elle, répondit avec empressement le portier.

Dans le fracas de ses roues, la calèche poursuivit sa course en direction de la petite rue paisible.

A la hauteur de la maison à un étage qui abritait la direction, Fandorine demanda au cocher de patienter, non sans le prévenir que l'attente risquait de se prolonger.

Le même suisse bouffi d'orgueil, que milady appelait " Timofeï ", flemmardait près de la porte, à cela près qu'au lieu de se chauffer au soleil il s'était mis à l'ombre, car le soleil de juin chauffait incomparablement plus fort que celui de mai.

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Cette fois, Timofeï se conduisit de façon radicalement différente, faisant preuve d'un rare talent de psychologue : il ôta sa casquette, s'inclina et, d'une voix mielleuse, demanda qui il devait annoncer. Visiblement, en l'espace d'un mois, quelque chose avait changé dans l'apparence d'Eraste Pétrovitch, car il ne déclenchait plus parmi la gent suisse l'irrésistible désir de l'empoigner et de l'envoyer promener.

- Pas besoin de m'annoncer, je le ferai moi-même.

Timofeï se plia en deux et, sans broncher, ouvrit la porte en grand pour laisser entrer le visiteur dans le vestibule aux murs tapissés de damas. De là, suivant le couloir baigné de soleil, Eraste Pétrovitch gagna la porte blanche et dorée. Elle s'ouvrit avant même qu'il ait eu à frapper, et une espèce d'escogriffe, comme Timofeï en livrée bleue et bas blancs, braqua sur lui un regard interrogateur.

- Fandorine, fonctionnaire de la Troisième Section, pour affaire urgente, annonça Eraste Pétrovitch d'un ton sec, puis, voyant que la physionomie chevaline du laquais demeurait impénétrable, il jugea nécessaire de s'expliquer en anglais : State police, ins-pector Fandorine, on urgent officiai business '.

De nouveau, pas un seul muscle ne frémit sur le visage de pierre du laquais, bien qu'il eût parfaitement saisi le sens de ce qui venait d'être dit. Il hocha la tête de son air sinistre et disparut derrière la porte, dont il referma soigneusement les deux battants.

Moins d'une minute plus tard, ceux-ci s'ouvrirent de nouveau. Sur le seuil se tenait lady Esther en per-

1. Police d'Etat. Inspecteur Fandorine. Pour affaire officielle urgente.

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sonne. Voyant une vieille connaissance, elle sourit joyeusement :

- Oh, c'est vous, mon garçon. Mais Andrew m'a parlé d'un monsieur important de la police secrète. Entrez, entrez. Comment allez-vous ? D'où vous vient cette mine fatiguée ?

- J'arrive tout juste de Pétersbourg par le train de nuit, milady, commença à expliquer Fandorine tout en entrant dans le bureau. Je suis venu chez vous directement de la gare, car l'affaire est d'une extrême urgence.

- Oh oui, acquiesça tristement la baronne, s'asseyant dans un fauteuil et, d'un geste de la main, invitant Fandorine à prendre place en face d'elle. Vous désirez bien sûr parler avec moi de ce cher Gerald Cunningham. C'est un affreux cauchemar, je n'y comprends rien... Andrew, débarrasse monsieur le policier de son chapeau... C'est un serviteur de longue date, il vient d'arriver d'Angleterre. Merveilleux Andrew, je m'ennuyais de lui. Va, Andrew, va, mon ami, je n'ai pas besoin de toi pour le moment.

Le sac d'os, dont Eraste Pétrovitch ne voyait vraiment pas ce qu'il avait de merveilleux, se retira avec une inclination respectueuse, et Fandorine gigota dans son fauteuil particulièrement dur, essayant de trouver une position plus confortable - la conversation promettait d'être longue.

- Milady, je suis profondément attristé de ce qui vient de se passer. Cependant, vous devez savoir que votre plus proche et très ancien collaborateur monsieur Cunningham était impliqué dans une affaire criminelle très grave.

- Et vous allez fermer mes esthernats russes, n'est-ce pas ? demanda doucement milady. Mon

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Dieu, que vont devenir les enfants... ? Ils commençaient tout juste à s'habituer à une vie normale. Et parmi eux, combien de talents ! Je vais adresser une requête au souverain, peut-être m'autorisera-t-on à faire sortir les enfants du pays.

- Vous vous inquiétez inutilement, dit Eraste Pétrovitch d'un ton rassurant. Il n'arrivera rien à vos esthernats. D'ailleurs, ce serait un crime. Je ne désire rien d'autre que vous poser des questions sur Cunningham.

- Mais bien sûr ! Tout ce que vous voulez ! Pauvre Gerald... Vous savez, il était originaire d'une excellente famille, le petit-fils d'un baronnet, mais ses parents ont péri dans un naufrage alors qu'ils revenaient des Indes, et le garçon, alors âgé de onze ans, est resté orphelin. Or chez nous, en Angleterre, les règles de succession sont très strictes. Titre, fortune, tout va à l'aîné, et les plus jeunes se retrouvent bien souvent sans un sou. Gerald était le fils cadet d'un fils cadet, sans argent, sans maison, délaissé par sa famille... Tenez, j'étais justement en train d'écrire une lettre de condoléances à son oncle, un gentleman absolument bon à rien, qui n'a jamais manifesté le moindre intérêt pour Gerald. Que voulez-vous, nous, les Anglais, accordons une grande importance aux convenances. (Lady Esther montra une feuille de papier couverte d'une écriture ample et démodée avec toutes sortes d'arabesques et d'enjolivures.) Bref, j'ai pris l'enfant sous mon aile. Gerald a rapidement montré de remarquables capacités dans le domaine des mathématiques. Je pensais qu'il se consacrerait à la recherche et à l'enseignement, mais la vivacité d'esprit et l'ambition ne sont guère de nature à favoriser une carrière scientifique. J'ai vite remar-

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que que le garçon jouissait d'une grande autorité auprès des autres enfants, qu'il aimait jouer le premier rôle. Il possédait un talent de leader inné : une rare force de volonté, le sens de la discipline, une capacité à distinguer de manière infaillible les points forts et les faiblesses de chaque individu. A l'esther-nat de Manchester, il a été élu chef des élèves. Je supposais que Gerald voudrait entrer au service de l'Etat ou bien s'occuper de politique - il aurait fait un excellent fonctionnaire de l'administration coloniale et, avec le temps, aurait même pu devenir gouverneur général. Quel ne fut pas mon étonnement quand il exprima son désir de rester auprès de moi pour se consacrer aux activités éducatives !

- Je pense bien, fit Fandorine en hochant la tête. Cela lui offrait la possibilité de soumettre à son influence les esprits d'enfants encore malléables et, par la suite, de maintenir des contacts avec les anciens...

Frappé par le soupçon qui venait de l'assaillir, Eraste Pétrovitch ne termina pas sa phrase. Mon Dieu, comme tout cela était simple ! C'était même stupéfiant que la chose ne lui soit pas apparue plus tôt!

- Très rapidement, Gerald est devenu mon irremplaçable adjoint, continua milady sans remarquer que le visage de son interlocuteur avait changé d'expression. Quel travailleur infatigable et plein d'abnégation ! Et exceptionnellement doué pour les langues - sans lui, je n'aurais tout simplement jamais été capable de superviser l'activité des filiales dans un si grand nombre de pays. Je sais, son ennemi a toujours été son ambition démesurée. Cela résultait du traumatisme psychique subi dans son enfance, d'un désir