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de prouver à sa famille que, même sans son aide, il était capable de fort bien réussir. Je sentais... je sentais une étrange contradiction : vu ses capacités et ses aspirations, il ne devait certainement pas se satisfaire d'un modeste rôle de pédagogue, fût-il assorti d'une rémunération plus que confortable.

Mais déjà Eraste Pétrovitch n'écoutait plus. C'était comme si dans sa tête une lampe électrique s'était allumée, éclairant tout ce qui jusque-là demeurait dans l'ombre. Tout convergeait ! Le sénateur Dobbs surgi de nulle part, l'amiral français qui " avait totalement perdu la mémoire ", l'effendi turc d'origine inconnue, et feu Brilling - oui, oui, même lui ! Des loups-garous ? Des Martiens ? Des émissaires d'un autre monde ? Rien de tout cela ! D'anciens pupilles de lady Esther, voilà ce qu'ils étaient tous ! Des enfants trouvés, à cette différence près que, au lieu d'être déposés devant la porte de l'orphelinat, ils en avaient été sortis pour être dispersés dans la société. Chacun était préparé de manière adéquate, chacun possédait un talent particulier, habilement révélé et soigneusement cultivé ! Ce n'était pas un hasard si Jean Intrépide avait été justement mis sur la route d'une frégate française - de toute évidence, le jeune homme possédait un don exceptionnel pour le métier de marin. Cela étant, pour une raison inconnue, le talentueux garçon avait dû cacher d'où il venait Quoique... la raison était évidente ! S'il avait su com bien de brillants sujets sortaient des orphelinats de lady Esther, le monde n'aurait pas manqué de se méfier. Alors que tout pouvait se passer de la façon la plus naturelle. Une légère impulsion dans la direction voulue, et le don n'avait plus qu'à se manifester. Voilà pourquoi chacun des membres de la cohorte

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des " orphelins " obtenait d'aussi stupéfiants succès dans sa carrière ! Voilà pourquoi il était tellement important pour eux d'informer Cunningham de leur avancement - ainsi confirmaient-ils leur valeur et la justesse des choix opérés. Par ailleurs, il était tout naturel que tous ces génies fussent entièrement et exclusivement dévoués à leur confrérie, leur unique famille, une famille qui les avait défendus face à un monde cruel, qui les avait élevés, qui avait dévoilé en chacun d'eux un " moi " à nul autre pareil. Une petite famille de près de quatre mille génies, dispersés à travers le monde ! Ah, Cunningham et son " talent de leader " ! Quoique... Stop !

- Milady, quel âge avait Cunningham ? demanda Eraste Pétrovitch en plissant le front.

- Trente-trois ans, répondit volontiers lady Esther. Et le 16 octobre prochain il en aurait eu trente-quatre. Le jour de son anniversaire, Gerald organisait toujours une fête pour les enfants. A cette occasion, les enfants ne lui offraient pas de cadeaux, mais lui en revanche offrait quelque chose à chacun d'entre eux. A mon avis, il ne devait pas être loin d'y laisser toute sa paie...

- Non, ça ne colle pas ! s'exclama Fandorine, au désespoir.

- Qu'est-ce qui ne colle pas, mon enfant? s'étonna milady

- Intrépide a été repêché en mer il y a vingt ans ' Cunningham n'avait alors que treize ans. Dobbs a fait fortune il y a un quart de siècle alors que Cunningham n'était pas encore orphelin ! Non, ce n'est pas lui!

Mais que dites vous donc? interrogea l'Anglaise, déconcertée, ses petits yeux bleus papillotant d'incompréhension.

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Eraste Pétrovitch la fixa en silence, atterré par son effroyable découverte.

- Ainsi, ce n'est pas Cunningham... murmura-t-il. C'est vous... Vous-même et en personne ! Il y a vingt ans, vingt-cinq ans et même quarante ans, vous étiez déjà là ! Bien sûr, qui d'autre cela pourrait-il être ? Quant à Cunningham, il n'était effectivement que votre bras droit ! Quatre mille orphelins, de fait vos enfants ! Et pour chacun d'entre eux vous êtes comme une mère ! C'est de vous et nullement d'Ama-lia que parlaient Morbid et Frantz ! Vous avez donné à chacun un but dans l'existence, vous les avez mis " sur la voie " ! Mais c'est épouvantable, épouvantable ! (Eraste gémit comme s'il avait mal.) Dès le début vous avez eu l'intention d'utiliser votre théorie pédagogique pour fomenter un complot mondial.

- Enfin, pas au tout début, objecta calmement lady Esther, chez qui venait de se produire un changement imperceptible mais néanmoins évident.

Il ne restait plus rien de la vieille dame chaleureuse et inoffensive. Ses yeux étincelaient d'intelligence, de volonté et d'une force indomptable.

- Au début, poursuivit-elle, je voulais seulement sauver de pauvres petits êtres humains déshérités. Je désirais les rendre heureux, en nombre le plus grand que je pouvais. Cent, mille. Mais mes efforts étaient un grain de sable dans le désert. Je sauvais un enfant mais, pendant ce temps, le féroce Moloch de la société broyait mille, un million de petits êtres humains dans chacun desquels brûlait l'étincelle divine. Et je compris que mon activité était dénuée de sens. On ne vide pas la mer avec une cuillère. (La voix de lady Esther avait pris de la vigueur, ses épaules voûtées s'étaient redressées.) Je compris aussi que

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le Seigneur m'avait donné la force de faire plus. Je pouvais sauver non pas une poignée d'enfants mais l'humanité entière. Si ce n'était de mon vivant, que ce soit dans les vingt, trente, cinquante ans qui suivraient ma mort. C'était ma vocation, c'était ma mission. Chacun de mes enfants est un joyau, le summum de l'univers, le chevalier d'une humanité nouvelle. Chacun est porteur d'un bien inestimable, par sa vie il change le monde en mieux. Ils écriront de sages lois, ils découvriront les secrets de la nature, ils créeront des chefs-d'ouvre artistiques. D'année en année, ils seront plus nombreux et, avec le temps, ils transformeront ce monde abject, injuste, criminel !

- Quels secrets de la nature, quels chefs-d'ouvre ? interrogea amèrement Fandorine. En réalité, seul le pouvoir vous intéresse. Je l'ai bien vu : vous n'avez partout que hauts fonctionnaires et futurs ministres.

Milady sourit avec condescendance :

- Mon ami, Cunningham était seulement en charge de la catégorie F, une catégorie très importante mais loin d'être unique. F, c'est la Force, c'est-à-dire tout ce qui a trait au mécanisme direct du pouvoir : la politique, l'appareil d'Etat, les forces armées, la police, etc. Mais il y a aussi la catégorie S : Science, la catégorie A : Art, la catégorie B : Business. Et d'autres encore. En quarante années d'activité pédagogique, j'ai mis sur la voie seize mille huit cent quatre-vingt-treize individus. Est-il possible que vous n'ayez pas remarqué les progrès fulgurants réalisés au cours des dernières décennies, aussi bien dans le domaine de la science que dans ceux de le technique, de l'art, de la législation, de l'industrie ? N'avez-vous pas remarqué qu'à partir de la moitié de notre dix-neuvième siècle, le monde est brusquement devenu meil-

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leur, plus raisonnable, plus beau ? C'est une véritable révolution pacifique. Et elle est absolument indispensable, sinon l'organisation injuste de la société conduira à une autre révolution, sanglante celle-ci, qui renverra l'humanité plusieurs siècles en arrière. Jour après jour, mes enfants contribuent à sauver le monde. Et attendez de voir ce qui arrivera dans les années qui viennent. A propos, je me souviens que vous m'avez demandé pourquoi je ne prenais pas de filles dans mes institutions. Cette fois-là, je l'avoue, je vous ai menti. Je prends des filles. Très peu mais j'en prends. En Suisse, j'ai un esthernat spécialement réservé à l'éducation de mes chères petites. Il s'agit d'un matériau très particulier, sans doute plus précieux encore que mes garçons. Il me semble que vous connaissez l'une de mes pupilles, dit milady avec un rire malicieux. Actuellement, il est vrai, elle se conduit de manière déraisonnable et a momentanément failli à son devoir. Avec les jeunes femmes, cela arrive. Mais elle me reviendra infailliblement, je connais mes petites.