- Tout est pour le mieux, Votre Honneur. Ol raït2. J'ai invité le cocher à boire du thé. Du thé ! Ti ! Drink3 ! Dur à cuire, le bougre. Il boit, il boit, et ça ne lui fait ni chaud ni froid. Drink, drink - nassing4. Mais après il a fini par plonger. J'ai rangé la calèche derrière la maison. Bihaïnd notre aousse 5. Je dis que
1. Entre!
2. AU right, " Tout va bien. "
3. Tea ! Drink !, " Du thé ! Boire ! "
4. Drink, drink - nothing, " II boit, il boit - rien. "
5. Behind notre house, " Derrière notre maison. "
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je l'ai mise dans la cour. Qu'elle y reste pour l'instant, je m'en occuperai après, ne vous inquiétez pas. Blank traduisit à la baronne ce qui venait d'être dit.
- Finel, répondit-elle, avant d'ajouter à mi-voix : Andrew, just make sure that he doesn't try to make a profit selling thé horse and thé carriage2.
Fandorine n'entendit pas de réponse, sans doute le silencieux Andrew s'était-il contenté d'un hochement de tête.
Alors, bande de canailles, qu'est-ce que vous attendez pour m'enlever ces barres ? pensa Eraste Pétro-vitch, pressant mentalement les malfaiteurs. N'oubliez pas que c'est bientôt la récréation. Et moi, je vais vous en faire, une expérience, et pas plus tard que maintenant. Pourvu seulement que je n'oublie pas le levier de sûreté.
Mais une cruelle déception attendait Eraste Pétro-vitch : personne ne se décida à le détacher. Juste près de son oreille, il entendit un reniflement et sentit une odeur d'oignon (" Timofeï ", reconnut immédiatement le prisonnier). Quelque chose grinça tout doucement, une fois, puis une deuxième, une troisième, une quatrième.
- C'est fait. J'ai dévissé les pieds, annonça le suisse. Prends, Andreï, on l'emmène.
Ils soulevèrent le fauteuil avec Eraste Pétrovitch dedans et l'emportèrent. Entrouvrant à peine un oil, le jeune homme aperçut la galerie et les hautes fenêtres hollandaises, illuminées par le soleil. Tout était
1. Parfait.
2. Andrew, assure-toi seulement qu'il n'essaie pas de se faire de l'argent en vendant les chevaux et la voiture.
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clair : on le transbahutait dans le bâtiment principal, où se trouvait le laboratoire.
Quand, s'efforçant de ne pas faire de bruit, les porteurs mirent le pied dans la salle de récréation, Eraste Pétrovitch se demanda sérieusement s'il ne ferait pas mieux de reprendre connaissance et d'interrompre le déroulement des cours en hurlant comme un forcené. Que les enfants voient donc de quoi s'occupait leur bonne milady. Mais, des salles de classe, provenaient des bruits si charmants et si pacifiques - la voix basse et mesurée d'un enseignant, un éclat de rire enfantin, le chant d'un chour -qu'Eraste Pétrovitch ne s'en sentit pas le courage. Tans pis, l'heure n'est pas encore venue de dévoiler ses cartes, se dit-il pour justifier sa passivité.
Mais, sitôt après, il était trop tard : les bruits venant des classes étaient déjà loin derrière. Eraste Pétrovitch distingua vaguement qu'on le faisait mon ter par un escalier, puis il y eut un grincement de porte, suivi d'un bruit de clé qu'on tourne.
La lumière électrique qui jaillit alors était d'une telle intensité qu'on pouvait la voir même à travers des paupières closes. Un rapide clignement d'oil suffit à Fandorine pour avoir un aperçu de la situation. Il distingua des accessoires en porcelaine, des câbles, des bobines de fil métallique. Autant d'objets qui lui déplaisaient souverainement. Au loin résonna le tintement assourdi d'une cloche - manifestement, la classe était terminée -, puis, presque aussitôt, des voix sonores retentirent
- J'espère que tout se terminera bien, soupira lady Esther. Cela me chagrinerait de voir mourir ce garçon
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- Je l'espère également, milady, répondit le professeur avec une évidente inquiétude, avant de se mettre à faire cliqueter un objet métallique. Mais, hélas, sans victime il n'y a pas de science possible. Le moindre pas nouveau exige un prix élevé. Et avec les sentiments on ne va pas loin. Quant à ce jeune homme, s'il vous est si cher, il suffisait que votre ours fasse avaler un somnifère au cocher au lieu de l'empoisonner. J'aurais alors commencé par le cocher et j'aurais laissé le jeune homme pour plus tard. Cela lui aurait donné une chance supplémentaire.
- Vous avez raison, mon ami. Absolument raison. C'est une erreur impardonnable, admit milady, la voix empreinte d'une affliction sincère. Mais faites tout de même votre possible. Et maintenant, expliquez-moi une fois encore ce que vous vous apprêtez exactement à faire.
Eraste Pétrovitch dressa l'oreille. Cette question l'intéressait énormément lui aussi.
- Mon idée générale vous est connue, prononça Blank avec exaltation, au point qu'il cessa son cliquetis. Je considère que l'assujettissement de l'élément électrique est la clé qui ouvrira les portes du prochain siècle. Oui, oui, milady ! Il reste vingt-quatre ans avant le vingtième siècle, mais c'est finalement assez peu. Au cours du nouveau siècle, le monde se transformera au point d'être méconnaissable, et ce grand changement se fera grâce à l'électricité. L'électricité n'est pas seulement le moyen de s'éclairer, comme le pensent les profanes. Elle est susceptible d'accomplir des miracles, petits et grands. Imaginez une calèche se déplaçant grâce à un électromoteur ! Imaginez un train sans locomotive à vapeur, rapide, propre, silencieux ! Et de puissants canons capables
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d'anéantir l'ennemi par une salve d'éclairs bien orientée. Et une diligence de ville sans chevaux !
- Vous m'avez déjà dit tout cela de nombreuses fois, fit doucement remarquer la baronne, interrompant le fougueux professeur. Parlez-moi plutôt de l'utilisation médicale de l'électricité.
- Oh, c'est le plus intéressant, reprit Blank, redoublant d'enthousiasme. C'est précisément à ce domaine de la science électrique que j'ai décidé de consacrer ma vie. La macroélectricité - les turbines, les moteurs, les puissantes dynamos - transformera le monde environnant, alors que la microélectricité changera l'homme lui-même, elle corrigera les imperfections pouvant apparaître dans la constitution naturelle de l'homo sapiens. L'électrophysiologie et l'électrothérapie, voilà ce qui sauvera l'humanité, et nullement vos petits futés qui jouent aux grands politiques ou barbouillent des toiles.
- Vous avez tort, mon enfant. Leur ouvre aussi est importante et nécessaire. Mais poursuivez.
- Je vous offrirai la possibilité de rendre l'homme, n'importe quel homme, parfait, de le débarrasser de ses tares. Tous les défauts qui déterminent le comportement de l'être humain se nichent là, dans l'écorce cérébrale. (Un doigt de fer frappa douloureusement Eraste Pétrovitch au sinciput.) En termes plus simples, le cerveau comporte différentes parties, dont certaines régissent la logique ou les plaisirs, d'autres la peur, la cruauté, le penchant sexuel, et cetera, et cetera. L'homme pourrait être une personnalité harmonieuse si toutes les parties de son cerveau fonctionnaient de manière équilibrée, mais cela n'arrive pratiquement jamais. Tel homme aura exagérément développée la partie qui commande
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l'instinct de conservation, et cet homme-là sera un froussard pathologique. Chez tel autre, la zone de la logique sera déficiente, et celui-là sera d'une bêtise crasse. Ma théorie repose sur le fait qu'au moyen d'une électroforeuse, à savoir une décharge électrique correctement dirigée et savamment dosée, il est possible de stimuler telle ou telle partie du cerveau ou d'en inhiber telle ou telle autre s'avérant indésirable.
- Cela est très, très intéressant, dit la baronne. Vous savez, mon cher Gebhardt, que ce n'est pas une question d'argent et que je ne vous ai jamais limité financièrement, mais comment pouvez-vous être aussi certain qu'une telle correction du psychisme est, sur le principe, possible ?
- Elle est possible ! Il n'y a pas le moindre doute là-dessus ! Savez-vous, milady, que l'on a découvert dans les tombes des Incas des crânes présentant un orifice à cet endroit ? (Le même doigt se planta par deux fois dans le crâne d'Eraste Pétrovitch.) Là, se trouve la partie du cerveau qui régit la peur. Les Incas le savaient et, à l'aide de leurs instruments primitifs, ils enlevaient la peur aux enfants des castes guerrières, faisant d'eux des combattants d'une audace illimitée. Et la souris ? Vous vous souvenez ?