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Lui plantant le canon de son revolver dans le dos, Fandorine poussa le suisse dans le couloir, puis dans l'escalier. Timofeï avançait à pas menus et rapides, poussant un gémissement à chaque fois que l'arme lui rentrait dans l'épine dorsale.

Ils traversèrent en courant la salle de récréation, et Fandorine s'efforça de ne pas regarder vers les portes ouvertes des salles de classe, où, observant la scène, se tenaient les enseignants et, penchés derrière leur dos, les enfants silencieux dans leurs petits uniformes bleus.

- C'est la police ! cria Eraste Pétrovitch à la cantonade. Messieurs les maîtres, veuillez ne pas laisser sortir les enfants ! Et vous-mêmes, restez à l'intérieur des classes !

De la même allure, entre la marche et la course, ils suivirent la longue galerie et gagnèrent l'annexe. Arrivé devant la porte blanche à dorures, Eraste

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Pétrovitch poussa de toutes ses forces Timofeï, et, front en avant, le suisse ouvrit les portes en grand et parvint de justesse à garder l'équilibre. Personne ! Vide!

- En avant, marche ! Ouvre toutes les portes ! ordonna Fandorine. Et attention : au moindre geste suspect, je t'abats comme un chien.

Le suisse se contenta de lever les bras au ciel et s'élança dans le couloir. En cinq minutes, ils eurent inspecté toutes les pièces du rez-de-chaussée. Personne. Seul, dans la cuisine, son buste pesant de tout son poids sur la table et son visage sans vie tourné de côté, le malheureux cocher dormait du sommeil éternel. Après avoir jeté un coup d'oil rapide aux cristaux de sucre accrochés à sa barbe et à la petite flaque de thé répandue près de lui, Eraste Pétrovitch ordonna à Timofeï d'avancer.

Au premier étage se trouvaient deux chambres, la garde-robe et la bibliothèque. La baronne et son laquais n'étaient pas là non plus. Où pouvaient-ils bien être ? Avaient-ils entendu les coups de feu et s'étaient-ils cachés quelque part dans l'esthernat ? A moins qu'ils ne se fussent carrément enfuis ?

Dans sa fureur, Eraste Pétrovitch fit un geste brusque de la main qui tenait le revolver, et le coup partit inopinément. Avec un sifflement strident, la balle ricocha sur le mur pour aller percuter la fenêtre, laissant sur la vitre une petite étoile rayonnante, d'une forme parfaite. Diable, la sûreté est débloquée et la détente est molle, se rappela Fandorine, et il secoua la tête pour essayer de chasser son tintement d'oreilles.

Le coup de feu inattendu produisit un effet magique sur Timofeï. Le suisse se laissa tomber à genoux et se mit à geindre :

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- Votre Nobl... Votre Haute Noblesse... M'ôtez pas la vie ! C'était pas moi, c'était le diable. Je vais tout vous dire. Tout, comme à confesse ! C'est que j'ai des gamins, une femme malade ! Je vais vous montrer ! Aussi vrai que Dieu est saint, je vais vous montrer ! Ils sont dans la cave, dans la cave secrète ! Je vous montre, mais surtout épargnez mon âme !

- Quelle cave ? demanda Eraste Pétrovitch sur un ton menaçant, en brandissant son pistolet comme quelqu'un qui s'apprête effectivement à faire justice sur-le-champ.

- Tenez, venez par ici, suivez-moi.

Le suisse bondit sur ses jambes et, se retournant à chaque instant, il fit redescendre Fandorine au rez-de-chaussée, dans le bureau de la baronne.

- Une fois, je l'ai surprise par hasard... Elle me laissait pas approcher. Elle se méfiait de moi. Forcément, un Russe, un orthodoxe, ça vaut pas un Anglais. (Timofeï se signa.) C'est seulement son Andreï qui avait le droit de descendre, mais moi, pas question.

Il contourna rapidement la table de travail, tourna une poignée du secrétaire, lequel glissa brusquement sur le côté, dévoilant une petite porte de cuivre.

- Ouvre ! ordonna Eraste Pétrovitch.

Timofeï se signa encore trois fois et poussa la porte. Elle s'ouvrit sans bruit, et apparut un escalier qui s'enfonçait dans l'obscurité.

Poussant le suisse dans le dos, Fandorine commença précautionneusement à descendre. L'escalier se terminait sur une paroi, mais au coin, à droite, partait un couloir bas de plafond.

- Allez, allez ! dit Eraste Pétrovitch, activant un Timofeï peu pressé d'avancer.

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Ils tournèrent à l'angle, dans le noir le plus total. Il aurait fallu prendre une chandelle, pensa Fandorine, et il plongea la main gauche dans sa poche à la recherche d'une boîte d'allumettes, mais, devant, quelque chose explosa dans un fracas assourdissant. Le suisse poussa un gémissement et s'affaissa, tandis qu'Eraste Pétrovitch tendait son Herstal devant lui et appuyait sur la détente jusqu'à ce que le percuteur claque sur les douilles vides. Un silence assourdissant tomba. Les doigts tremblants, Fandorine trouva la boîte qu'il cherchait et frotta une allumette. Tel un amas informe, Timofeï était assis contre le mur, immobile. Avançant de quelques pas, Eraste Pétrovitch vit Andrew qui gisait sur le dos. La petite flamme vacillante dansa un instant dans les prunelles vitreuses puis s'éteignit.

Quand on se trouve dans l'obscurité complète, enseigne le grand Fouché, il convient de fermer les yeux en comptant jusqu'à trente, le temps que les pupilles se rétrécissent et que la vue soit alors en mesure de distinguer la plus infime source de lumière. Pour plus de sécurité, Eraste Pétrovitch compta jusqu'à quarante, ouvrit les yeux et, de fait, il put distinguer un rai de lumière provenant de quelque part. Brandissant son Herstal désormais inutile, il fit un pas, un deuxième, un troisième et aperçut devant lui une porte entrouverte, d'où filtrait une faible lumière. La baronne ne pouvait être que là. Fandorine se dirigea résolument vers l'étroite bande lumineuse et poussa la porte avec force.

Une pièce exiguë aux murs couverts de rayonnages s'offrit à son regard. Au centre de la pièce se trouvait une table sur laquelle une chandelle brûlait dans un

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bougeoir de bronze, éclairant le visage, quadrillé d'ombres, de lady Esther.

- Entrez, mon enfant, dit-elle calmement. Je vous attendais.

Eraste Pétrovitch franchit le seuil, et la porte se referma brusquement dans son dos. Il tressaillit, se retourna et vit qu'il n'y avait sur la porte ni poignée ni gonds.

- Approchez-vous, demanda doucement milady. Je voudrais mieux voir votre visage, car c'est le visage du destin. Vous êtes la pierre rencontrée sur mon chemin. La petite pierre sur laquelle j'étais vouée à trébucher.

Blessé d'une telle comparaison, Fandorine s'approcha de la table et vit, posé devant la baronne, un coffre de métal lisse.

- Qu'est-ce ? demanda-t-il.

- Pour cela, attendez un peu. Qu'avez-vous fait de Gebhardt ?

- Il est mort. C'est sa faute, il n'avait qu'à pas se fourrer sous ma balle, répondit grossièrement Eraste Pétrovitch, essayant de ne pas penser qu'en l'espace de quelques minutes à peine il avait occis deux personnes.

- C'est une grande perte pour l'humanité. Un homme étrange, passionné, mais un immense savant. Cela nous fait un Azazel de moins...

- Qu'est-ce qu'Azazel ? s'anima Fandorine. Quel rapport existe-t-il entre vos orphelins et ce Satan ?

- Azazel n'est pas Satan, mon enfant. Il est le grand symbole des lumières et du salut de l'humanité. Le Seigneur a créé ce monde, il a créé les hommes et les a livrés à eux-mêmes. Mais les gens sont si faibles et si aveugles qu'ils ont transformé le monde

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divin en enfer. L'humanité aurait péri depuis longtemps si, parmi les hommes, n'étaient de temps en temps apparues des personnalités particulières. Il ne sont ni des démons ni des dieux, je les appelle héros civilisateurs. Grâce à chacun d'eux, l'humanité a fait un bond en avant. Prométhée nous a donné le feu. Moïse nous a donné le concept de loi. Le Christ nous a donné les fondements moraux. Mais le plus précieux de tous ces héros est l'Azazel des juifs, qui a enseigné à l'homme le sens du respect de lui-même. Dans le Livre d'Hénoch, il est dit : " II était rempli d'amour envers les hommes et leur a ouvert les secrets qu'il avait appris dans les cieux. " II offrit le miroir à l'homme, afin que celui-ci puisse voir derrière lui, c'est-à-dire qu'il ait de la mémoire et comprenne son passé. Grâce à Azazel, les hommes peuvent exercer des métiers et protéger leur maison. Grâce à Azazel, les femmes, de reproductrices Foumi-ses, se sont transformées en êtres humains égaux en droits, jouissant de la liberté de choix : être laide ou belle, être mère ou amazone, vivre pour sa famille ou pour l'humanité tout entière. Dieu a distribué des cartes aux hommes, Azazel, lui, enseigne comment jouer pour gagner. Chacun de mes pupilles est un Azazel, bien que tous ne le sachent pas.