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Le sens des mots ne parvint pas à son esprit embrumé, d'autant que son attention venait d'être attirée par une chose qui gisait au beau milieu de la chaussée et d'où partait un petit faisceau de joyeuses étincelles.

Eraste Pétrovitch ne comprit tout d'abord pas de quoi il s'agissait. Il se dit seulement que cela n'avait rien à faire par terre. Puis, regardant mieux, il distingua la chose : un avant-bras de jeune fille, arraché à hauteur du coude et qui se terminait par une main fine à l'annulaire de laquelle brillait un anneau d'or.

1. Mon cher enfant, c'est véritablement un jour glorieux !

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Le long du boulevard Tverskoï, à pas rapides et incertains, indifférent à tout ce qui l'entourait, marchait un jeune homme élégamment vêtu mais affreusement négligé : frac de grand prix mais froissé; cravate blanche mais sale ; à la boutonnière, oillet blanc couvert de poussière. Les promeneurs s'écartaient à son passage et accompagnaient le curieux personnage de leurs regards interrogateurs. Or la cause de leur étonnement n'était pas tant la pâleur mortelle du dandy - dans le coin, les phtisiques ne manquaient pas - ni même le fait qu'il fût à n'en pas douter ivre mort (il titubait d'un côté et de l'autre) -en voilà une belle affaire ! Non, l'attention de ceux qui le croisaient, en particulier des dames, était attirée par une étonnante particularité de sa physionomie : en dépit de son évident jeune âge, le dandy avait les tempes entièrement blanches, comme saupoudrées de givre.

La Revue parisienne 14 (2) juillet 1877

Notre correspondant, qui a rejoint depuis quinze jours l'armée russe du Danube, nous fait savoir que le premier juillet (pat un ordre du jour daté du 13, selon le calendrier européen), le tsar Alexandre a remercié son armée victorieuse qui s'est emparée du Danube et a pénétré dans l'Empire ottoman. Le document de l'empereur indique que l'ennemi est totalement vaincu et que dans moins de deux semaines l'église Sainte-Sophie de Constantinople sera dominée par la croix orthodoxe. Dans sa marche en avant, l'armée ne rencontre pratiquement pas de résistance, si l'on excepte les piqûres de moustique que font subir aux communications russes les détachements volants de ceux que l'on appelle les Bachi-Bouzouks ("têtes folles"), mi-bandits, mi-partisans, connus pour leurs mours sauvages et leur férocité sanguinaire.

La femme est une créature faible sur laquelle on ne saurait compter, a dit saint Augustin. Et il a

raison, cet obscurantiste misogyne, mille fois raison. En tout cas en ce qui concerne une certaine personne dénommée Varvara Souvorova.

Les choses avaient commencé comme une aventure amusante, et voilà maintenant où elle en était, et c'était bien fait pour elle, pauvre imbécile ! Sa mère avait coutume de dire que tôt ou tard Varia finirait mal, eh bien ça y était, c'était fait. Quant à son père, un homme d'une grande sagesse doté d'une patience angélique, un jour de violente explication, il avait divisé la vie de sa fille en trois périodes : le diable en jupons, le fléau céleste, la nihiliste écervelée. Jusque-là Varia était fière de cette définition de sa personne, affirmant qu'elle ne pensait pas en rester là, malheureusement sa suffisance venait de lui jouer un bien vilain tour.

Qu'est-ce qui lui avait pris d'accepter de faire une halte dans cette auberge, ou comment appellent-ils cette sinistre institution ? Le cocher, ce perfide bandit de Mitko, avait commencé à se lamenter : " Faut donner à boire aux chevaux, faut les faire boire... " Et voilà où cela l'avait conduite. Seigneur, que faire à présent, que faire ?...

Installée devant une table en bois brut dans l'un des coins de ce hangar sombre et crasseux, Varia tremblait de peur. De toute sa vie elle n'avait éprouvé une angoisse aussi terrible et aussi dénuée d'espoir qu'une fois, le jour où, à six ans, elle avait cassé la tasse préférée de sa grand-mère et s'était tapie sous le divan dans l'attente de la punition qui devait immanquablement tomber.

Elle aurait bien prié, mais les femmes d'avant-garde ne prient pas. La situation apparaissait cependant comme totalement sans issue.

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Récapitulons. Le trajet de Saint-Pétersbourg à Bucarest avait été effectué rapidement et, peut-on dire, dans le confort. Un train rapide (deux wagons luxueux et dix plates-formes chargées d'armes) avait amené Varia à la capitale du royaume de Roumanie en trois jours. Officiers et fonctionnaires militaires qui se rendaient sur le terrain des opérations avaient failli en venir aux mains pour les yeux bruns de cette jeune femme aux cheveux courts qui fumait et qui refusait obstinément de se laisser faire le baisemain. A chaque station, Varia se voyait offrir des bouquets de fleurs et des petits paniers de fraises. Les fleurs, elle les jetait par la fenêtre, parce que cela faisait bourgeois, mais bientôt il avait fallu se désintéresser également des fraises, car elle commençait à se couvrir de petits boutons rouges. Pour finir, le voyage avait été agréable et amusant, bien que du point de vue intellectuel et pour ce qui était des idées, ses cavaliers se soient révélés n'être que des mollusques absolus. Il y avait bien un jeune cornette qui connaissait Lamartine et qui avait même entendu parler de Schopenhauer, il lui faisait d'ailleurs une cour plus élégante que les autres, mais en bonne camarade Varia lui avait expliqué qu'elle allait rejoindre son fiancé, et le jeune homme avait tout de suite adopté une conduite irréprochable. Physiquement, il n'était pourtant pas mal du tout, il ressemblait à Lermontov. Bon, oublions le beau cornette !

La seconde étape du voyage s'était, elle aussi, déroulée sans le moindre incident. Bucarest était reliée à Turnu-Mégurele par une diligence régulière. Il avait fallu affronter les chaos et avaler pas

mal de poussière, en revanche elle était à présent à deux pas du but : on disait en effet que le quartier général de l'armée du Danube était situé de l'autre côté de la rivière, à Tsarévitsy.

Il restait à présent à réaliser la dernière partie du Plan élaboré à Saint-Pétersbourg (dans sa tête, c'est ainsi qu'elle le nommait : " le Plan ", avec une majuscule). Dernière, mais particulièrement difficile. Hier soir, mettant à profit l'obscurité, elle avait traversé le Danube en barque en se faisant déposer un peu en amont de Zimnitsa, là où, quinze jours auparavant, l'héroïque division 14 du général Dragomirov était venue à bout de la barrière imprenable que constituait le fleuve. Elle se trouvait à présent en territoire turc et en pleine zone militaire, elle pouvait donc à tout instant se faire capturer. Des détachements cosaques allaient et venaient sur les routes ; une seconde d'inattention, et c'était fini, retour forcé à Bucarest. Mais Varia était une jeune fille ingénieuse et, prévoyant la chose, elle avait pris des mesures.

Dans un petit village bulgare situé sur la rive méridionale du Danube, elle avait eu la bonne surprise de découvrir une auberge. Puis la chance avait continué à lui sourire. Le patron de l'auberge comprenait le russe, et il lui avait promis, moyennant la modeste somme de cinq roubles, de lui indiquer un guide, un " vodatch ", digne de confiance. Varia avait fait l'acquisition d'un pantalon très large de style chalvar, d'une chemise, de grosses bottes, d'une veste sans manches et d'un chapeau de toile bizarre, et, harnachée de la sorte, de jeune fille européenne, elle s'était transformée en un petit adolescent bulgare maigrichon qui ne