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pouvait attirer en rien l'attention d'un détachement. Pour ce qui était de sa route, elle s'était donné la peine de choisir un itinéraire un peu compliqué de façon à contourner les colonnes militaires et à arriver à Tsarévitsy non pas par le nord, mais par le sud. C'est là, à l'état-major de l'armée, que se trouvait Pétia lablokov, son... A vrai dire la relation de Pétia à Varia n'était pas très claire. Etait-il son fiancé ? Un camarade ? Son mari ? Disons qu'il était son ex-mari et son futur fiancé. Et, bien sûr, un camarade.

Ils étaient partis avant le jour dans une carriole grinçante et cahotante. Au début, Mitko, le peu disert conducteur à la moustache brune qui mâchouillait sans arrêt du tabac qu'il recrachait sur la route en longs jets bruns (ce qui chaque fois faisait frémir Varia d'horreur), avait chantonné des airs exotico-balkaniques, mais bientôt il s'était tu, en ayant l'air de se plonger dans des réflexions profondes. Maintenant elle comprenait fort bien lesquelles !

Il aurait tout aussi bien pu la tuer, songea-t-elle avec un frisson. Ou faire pire encore. Il n'y avait rien de plus facile, et qui se serait soucié de la chose ? On aurait tout mis sur le dos des bandits, comment les appelait-on déjà ? Les Bachi-Bouzouks.

A présent, elle était certes vivante, mais les choses allaient fort mal. Mitko le traître avait conduit sa passagère dans une auberge qui ressemblait plutôt à un repaire de bandits, et là, l'installant à une table et commandant du fromage et une cruche de vin, il s'était dirigé vers la porte en lui faisant comprendre qu'il allait revenir. Varia, qui ne voulait pas rester dans ce bouge immonde et malodorant,

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avait essayé de le suivre, mais Mitko lui avait expliqué qu'il avait besoin d'être seul, poussé disons par un besoin physiologique. Comme Varia ne comprenait pas, il avait illustré la chose par un geste, et la jeune fille, gênée, était retournée à sa table.

Le besoin physiologique avait duré au-delà de toute limite. Varia avait mangé un peu du mauvais fromage salé et bu une gorgée du vin aigre qu'on lui avait servi, après quoi, incapable de supporter plus longtemps l'attention dont sa personne devenait l'objet de la part des sinistres clients de l'établissement, elle était sortie dans la cour.

Là, elle avait eu le souffle coupé.

Il n'y avait plus trace de sa voiture. Or elle y avait sa valise avec toutes ses affaires, et, dans sa valise, une petite boîte à pharmacie dans laquelle, au milieu des bandages et de la charpie, elle avait caché son passeport et tout son argent.

Varia était sur le point de courir sur la route quand l'aubergiste avait jailli de son établissement, avec sa chemise rouge, son nez cramoisi et sa joue mangée de verrues. Hurlant de colère, il lui avait fait comprendre qu'avant de s'en aller, il fallait qu'elle commence par régler sa consommation. Varia était revenue par peur du propriétaire, mais elle n'avait pas de quoi payer. Tout doucement elle avait regagné sa place en essayant de vivre les choses comme une aventure, mais sans y parvenir vraiment.

Il n'y avait pas une seule femme dans la salle, et les paysans, sales et gueulards, avaient une façon de se conduire tout à fait différente des moujiks russes. Ceux-ci sont paisibles et, avant d'être pris de boisson, ils discutent à mi-voix. Ceux-là hur-

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laient à tue-tête, buvaient du vin rouge à pleines carafes et riaient constamment d'un gros rire avide (c'est ainsi que l'avait perçu Varia). A l'autre bout de la pièce, à une grande table longue, on jouait aux dés et chaque coup s'accompagnait de hurlements puissants. A un moment, la querelle était devenue plus violente, et l'un des joueurs, un petit bonhomme fin soûl, avait reçu un coup de cruche sur la tête. Maintenant il restait là sous la table sans que personne ne s'approche même de lui.

Le patron avait désigné Varia d'un signe de tête en proférant à son sujet des propos visiblement salaces, et aux tables voisines tout le monde s'était tourné vers elle avec un petit gloussement qui ne présageait rien de bon. La jeune fille s'était recroquevillée, enfonçant son bonnet sur ses yeux. Dans l'auberge, elle était la seule à en porter un, mais elle ne pouvait pas l'enlever, ses cheveux se seraient répandus sur ses épaules. Ils n'étaient pas si longs. Comme il convenait à une femme moderne, Varia se les coupait, mais ils auraient tout de même signalé sur-le-champ son appartenance au sexe faible. " Sexe faible ", une vilaine expression inventée par les hommes. Vilaine certes, mais, hélas, exacte.

A présent, la jeune fille était au centre de l'attention générale, et les regards qui se posaient sur elle étaient gluants, mauvais. Seuls les joueurs de dés restaient indifférents et, à une table d'elle, plus près du comptoir, un homme tout courbé, le nez dans sa cruche de vin, qui lui tournait le dos. Elle ne voyait que ses cheveux noirs coupés court et ses tempes grisonnantes.

Une peur violente l'avait saisie. Allons, ne te laisse pas aller, avait-elle essayé de se dire. Tu as

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l'âge adulte, et tu es une forte femme et non une poupée de salon. Il faut leur dire que je suis russe et que je vais rejoindre mon fiancé à l'armée. Nous sommes les libérateurs de la Bulgarie, et ici tout le monde nous aime. La langue bulgare est facile, il suffit d'ajouter " ta " aux mots russes.

Elle avait tourné le regard vers la fenêtre : et si Mitko réapparaissait ? Il était peut être allé faire boire les chevaux à un étang, et maintenant il allait revenir. Mais sur la route poussiéreuse, elle n'avait vu ni Mitko ni la voiture, en revanche elle avait découvert une chose à laquelle elle n'avait pas fait attention jusque-là. Les maisons du village étaient dominées par un petit minaret tout délabré. Oh ! là ! là ! Seraient-ils musulmans ! Pourtant les Bulgares sont chrétiens, ils sont orthodoxes, tout le monde sait cela. En plus, ils sont en train de boire du vin, or le Coran l'interdit. Mais si le village est chrétien, alors pourquoi un minaret ? Et s'il est musulman, de quel côté sont-ils : du nôtre ou de celui des Turcs ? Il paraît douteux qu'ils soient du nôtre. Et il s'ensuit que les " ta " ajoutés à " armée " et à " état-major " ne seront d'aucun secours.

Mon Dieu, mais que faut-il donc faire ?

A quatorze ans, pendant une leçon de catéchisme, il était venu à Varenka Souvorova une idée indiscutable dans son évidence. Comment se faisait-il que personne n'y ait songé auparavant ? Si Dieu avait commencé par créer Adam pour créer Eve ensuite, cela ne signifiait pas du tout que les hommes étaient plus importants, mais que les femmes étaient plus achevées. L'homme est un prototype expérimental de l'espèce humaine, tandis que

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la femme est une variante confirmée, corrigée et complétée. C'était clair comme le jour ! Et pourtant, bizarrement, la vie intéressante et véritable appartenait en totalité à l'homme, alors que les femmes se bornaient à accoucher et à faire de la broderie : enfants, broderies... Pourquoi cette injustice ? Parce que les hommes étaient plus forts. Il fallait donc être forte.

Et Varenka avait pris la décision de vivre autrement. Aux Etats-Unis, il y avait bien déjà une première femme médecin, Mary Jacobi, et une première femme prêtre, Antoinetta Blackwell. En Russie, c'étaient toujours la tradition et les vieilles mours. Mais ce n'était pas grave, il suffisait d'attendre un peu.

Après le lycée, tout comme les Etats d'Amérique du Nord, Varia était partie en guerre pour son indépendance (combien son père, l'avocat Souvorov, s'était montré faible !) et elle était allée s'inscrire dans une école d'accouchement, se transformant par là même de " fléau céleste " qu'elle était en une " nihiliste écervelée ".

L'expérience n'avait pas été concluante. Varenka était venue à bout de la partie théorique sans difficulté, bien que tout un ensemble de choses dans le processus de création de l'être humain lui soit apparu étonnant et invraisemblable, mais dès qu'il s'était agi d'assister à une naissance pour de bon, c'avait été la catastrophe. Incapable de supporter les hurlements de l'accouchée et la vue horrible de la minuscule tête tout écrasée qui s'extirpait lentement de chairs déchirées et sanglantes, Varia, à sa grande honte, avait perdu connaissance, après quoi il ne lui était plus resté qu'à aller voir du côté