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des cours de télégraphie. Dans un premier temps, il lui avait semblé flatteur de devenir l'une des premières femmes télégraphistes russes, on avait même parlé d'elle dans le journal Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg (voir l'article // est grand temps dans le numéro du 28 novembre 1875), malheureusement le travail s'était révélé terriblement ennuyeux et dénué de toute perspective.

C'est pourquoi, au grand soulagement de ses parents, Varia était allée s'installer dans leur domaine de Tambov, non pas pour n'y rien faire, bien sûr, mais pour y éduquer et y instruire les enfants des paysans. C'est là, dans la petite école toute neuve qui sentait bon le bois frais, qu'elle avait fait la connaissance de Pétia lablokov, étudiant à Saint-Pétersbourg. Pétia enseignait l'arithmétique, la géographie et les bases des sciences naturelles, Varia était chargée de toutes les autres matières. Les paysans n'avaient pas mis longtemps à comprendre que la fréquentation de l'école n'allait leur valoir aucun dédommagement ni avantage, et ils s'étaient empressés de retirer leurs enfants (c'est pas le tout de se chatouiller le cerveau, il faut travailler), mais Varia et Pétia avaient eu le temps de faire des projets pour la suite de leur existence : une existence qu'ils voulaient libre, moderne, fondée sur le respect réciproque et sur un sage partage des responsabilités.

Il avait été immédiatement mis fin à l'humiliation qui consistait à dépendre de la générosité des parents. Le couple s'était installé dans le quartier de Vyborg, louant un appartement qui était plein de souris, mais qui comptait trois pièces. Il s'agissait en effet de vivre comme Véra Pavlovna et

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Lopoukhov, les héros de Que faire ? de Tcherny-chevski : chacun avait son territoire, la troisième pièce étant réservée aux échanges entre eux et à l'accueil des amis. Varia et Pétia s'étaient présentés à la logeuse comme mari et femme, mais ils n'avaient cohabité strictement que comme des camarades : le soir, ils lisaient, prenaient le thé et discutaient dans le salon commun, puis ils se souhaitaient une bonne nuit, et chacun regagnait sa chambre. Ils avaient vécu ainsi toute une année, une année parfaitement heureuse, âme contre âme au sens propre du terme, sans boue et sans indélicatesse. Pétia fréquentait l'université et donnait des cours, Varia, qui avait suivi un enseignement de sténographie, s'était mise à gagner jusqu'à cent roubles par mois. Elle avait eu à enregistrer les protocoles de jugement d'un tribunal, à prendre en dictée les mémoires d'un général vainqueur de Varsovie retombé en enfance, après quoi, sur une recommandation d'amis, elle avait été embauchée pour taper le roman d'un Grand Ecrivain. (Mieux vaut taire son nom, parce que les choses devaient finir d'une façon peu élégante). Eperdue d'admiration pour cet auteur connu, Varia avait catégoriquement refusé de se faire payer, considérant que ce travail était pour elle un grand honneur. Malheureusement, le maître avait interprété son geste tout autrement. C'était un homme terriblement vieux, ayant passé la cinquantaine, chargé d'une nombreuse famille, et par-dessus le marché d'une très grande laideur. En revanche, il faut reconnaître qu'il parlait bien et qu'il savait convaincre : l'innocence n'est en effet qu'un préjugé ridicule, la morale bourgeoise est odieuse et la nature

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humaine n'a rien de honteux. Varia prêtait l'oreille à ses discours, puis elle en parlait longuement à Pétia, lui demandant conseil durant des heures. Pétroucha reconnaissait que le respect du mythe de la virginité et des bonnes mours était des chaînes imposées à la femme, mais il déconseillait vivement à Varia d'entrer dans des relations physiologiques avec le Grand Ecrivain. Il s'énervait, essayait de démontrer qu'il n'était pas si grand que cela malgré ses mérites passés, précisant que bien des gens d'avant-garde voyaient aujourd'hui en lui un réactionnaire. La conclusion avait été, comme nous l'avons déjà dit, fort vilaine. Un jour, interrompant la dictée d'une scène particulièrement forte (Varia avait les larmes aux yeux en la notant), l'écrivain s'était mis à respirer bruyamment et à renifler, puis, attrapant maladroitement sa jeune dactylo par les épaules, il l'avait entraînée vers le divan. Pendant un moment, elle avait supporté les propos privés de sens qu'il lui avait chuchotes ainsi que le contact de ses doigts tremblants qui ne s'y retrouvaient pas dans les boutons et dans les crochets de sa robe, puis, brusquement, elle avait compris de la manière la plus nette... plus exactement, sans le comprendre, elle avait senti que tout cela était incorrect et ne pouvait pas arriver. Elle avait repoussé le Grand Ecrivain et s'était enfuie de chez lui pour ne plus y retourner.

Cet incident avait eu un effet déplorable sur Pétia. On était au mois de mars, le printemps était précoce, la Neva exhalait une odeur de grand large et de fonte des glaces, et Pétia avait posé un ultimatum : les choses ne pouvaient plus durer ainsi ; ils étaient faits l'un pour l'autre ; leur relation avait

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supporté l'épreuve du temps ; ils étaient tous deux des êtres vivants, et il ne servait à rien de ruser avec les lois de la nature. Il était prêt à accepter, bien sûr, un amour physique hors mariage, mais il valait mieux faire les choses en bonne et due forme, ce qui éviterait bien des difficultés. Et il s'y était tant et si bien pris que la discussion n'avait plus porté que sur le type de mariage qu'il convenait de choisir : le mariage civil ou le mariage religieux. Les débats avaient duré jusqu'en avril. En avril avait éclaté la guerre tant attendue pour la libération des frères slaves, et Pétia lablokov, en bon citoyen, s'était porté volontaire. A la veille de son départ, Varia lui avait fait deux promesses : celle de lui donner bientôt sa réponse définitive et celle de trouver quelque chose pour qu'ils fassent la guerre ensemble.

Et elle avait trouvé. Il lui avait fallu un certain temps, mais elle avait trouvé. Ni l'hôpital militaire de campagne ni celui de l'arrière n'avaient accepté ses services, personne ne voulant tenir compte de ses cours d'accouchement inachevés. On refusait également à l'armée les femmes télégraphistes. Varia était sur le point de désespérer quand était arrivée une lettre de Roumanie : Pétia se plaignait de ne pas avoir été admis dans l'infanterie à cause de ses pieds plats et d'avoir été rattaché à l'état-major du grand prince Nicolaï Nicolaévitch, commandant en chef, du fait que l'engagé volontaire lablokov était mathématicien et que l'armée manquait cruellement de chiffreurs.

Varia s'était alors dit qu'il ne serait pas difficile de trouver un travail auprès de l'état-major ou, au pire, de se perdre dans la masse des arrières de

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l'armée, et elle avait sur-le-champ imaginé son Plan qui s'était révélé étonnamment heureux dans ses deux premières étapes et qui venait, à la troisième, de s'achever par une catastrophe.

Cependant, le dénouement approchait. Le gros patron au nez rouge lança un propos menaçant et, tout en s'essuyant les mains avec un torchon gris, il vint dans la direction de Varia d'une démarche chaloupée, sa chemise rouge le faisant ressembler à un bourreau gagnant le lieu de l'exécution. La bouche de Varia se sécha, elle eut une légère nausée. Et si elle se faisait passer pour sourde-muette ? C'est-à-dire pour sourd-muet ?

L'homme qui lui tournait le dos, le nez dans sa cruche, se leva lentement, s'approcha de la table de la jeune fille et prit place en face d'elle sans dire un mot. Elle découvrit un visage pâle et très jeune, presque celui d'un gamin malgré les tempes grisonnantes. Il avait les yeux bleus, une fine moustache et une bouche réfractaire au sourire. C'était un visage étrange qui ne ressemblait en rien à celui des autres paysans, bien que l'inconnu ait été vêtu tout comme eux, si ce n'est que sa veste avait l'air un peu plus neuve et sa chemise plus propre.