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Sans même se retourner, l'homme aux yeux bleus fit un geste méprisant en direction du patron de l'établissement, et le terrible bourreau se retira immédiatement derrière son comptoir. Mais cet épisode ne rassura nullement Varia, qui se dit au contraire que le plus terrible allait commencer.

Elle plissa le front, prête à entendre une langue étrangère. Il valait mieux ne rien dire et se contenter de hocher la tête. Il fallait surtout ne pas

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oublier que chez les Bulgares tout était à l'envers : quand on hoche la tête de haut en bas, cela signifie " non ", de gauche à droite, cela veut dire " oui ".

Mais l'homme aux yeux bleus ne lui posa aucune question. Il soupira d'un air contrit et dit avec un léger bégaiement mais dans un russe parfait :

- Ah ! m-mademoiselle, vous auriez mieux fait d'attendre votre fiancé chez vous. Ici ce n'est pas un roman de Mayne Reid, et les choses auraient p-p-pu finir bien mal.

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L'Invalide russe (Saint-Pétersbourg), 2 (14) juillet 1877

... Un armistice ayant été conclu entre la Porte et la Serbie, de nombreux patriotes de la cause slave, preux chevaliers de la terre russe, qui servaient comme engagés volontaires sous la direction du vaillant général Tcherniaev, ont répondu à l'appel du tsar libérateur. Aujourd'hui, au risque de leurs jours, ils traversent les montagnes sauvages et les sombres forêts pour rejoindre la terre bulgare, faire jonction avec l'armée orthodoxe et conclure leur exploit guerrier par la victoire tant attendue.

Varia ne réalisa pas tout de suite ce qu'elle venait d'entendre. Dans un premier temps, elle commença d'un geste machinal par hocher la tête de haut en bas puis de gauche à droite, et ce n'est qu'après qu'elle resta soudain figée, la bouche ouverte.

- Ne vous étonnez pas, proféra d'une voix lasse l'étrange paysan. Le fait que vous soyez une jeune

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fille se voit tout de suite, tenez, vous avez une mèche de cheveux qui dépasse de votre bonnet. Et de jun. (Varia corrigea d'un geste furtif la boucle traîtresse.) Le fait que vous soyez russe est tout aussi évident : nez retroussé, dessin des pommettes grand-russe, cheveux fauves, et, surtout, absence de haie. Et de deux. En ce qui concerne le fiancé, c'est simple aussi : vous vous déplacez toute seule en essayant de ne pas attirer l'attention, vous voyagez donc pour une raison personnelle. Et qu'est-ce qui peut amener une jeune fille de votre âge dans une armée active si ce n'est un motif romantique ? Et de trois. Maintenant quatre : le moustachu qui vous a amenée ici pour disparaître ensuite était votre guide ? Et votre argent était, bien sûr, caché au milieu de vos affaires ? Ce n'est pas malin. Il faut toujours garder les choses précieuses sur soi. Comment vous appelez-vous ?

- Souvorova Varia. Varvara Andréevna, murmura Varia prise de peur. Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?

- Je m'appelle Eraste Pétrovitch Fandorine. Je suis un engagé volontaire serbe, et je reviens de chez les Turcs où j'étais prisonnier.

Dieu soit loué, Varia commençait à se demander si elle n'était pas l'objet d'une hallucination. Un engagé volontaire serbe revenant de chez les Turcs ! Elle posa un regard de respect sur ses tempes grisonnantes et, n'y tenant pas, demanda, en pointant en outre du doigt d'un geste peu élégant :

- Ce sont eux qui vous ont torturé, n'est-ce pas ? J'ai lu des articles sur l'horreur des camps turcs. C'est sans doute depuis aussi que vous bégayez ?

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Eraste Pétrovitch Fandorine se renfrogna et ne répondit qu'à contrecour :

- Personne ne m'a torturé. On m'a fait boire du café du matin au soir, et on ne m'a adressé la parole qu'en français. J'étais traité comme un invité du kaïmakan de Vidin.

- De qui ?

- Vidin est une ville sur la frontière roumaine. Et le kaïmakan en est le gouverneur. Quant à mon bégaiement, il est la trace d'un ancien traumatisme.

- Vous vous êtes enfui, c'est cela ? demanda-t-elle avec envie. Et vous êtes en train de regagner l'armée active pour vous battre ?

- Non, de ce point de vue-là, j'ai eu tout mon soûl.

Le visage de Varia exprima sans doute la perplexité la plus grande, car l'engagé volontaire estima nécessaire d'ajouter :

- La guerre, Varvara Andréevna, est une chose horrible. Personne n'a raison et personne n'a tort, et l'on trouve des gens bien et des gens mauvais des deux côtés. La seule chose, c'est que ce sont en général les gens bien qui sont tués les premiers.

- Dans ce cas, pourquoi vous êtes-vous engagé en Serbie ? dit-elle d'un ton provocateur. Personne ne vous y forçait !

- Je l'ai fait poussé par des considérations égoïstes. J'étais m-m-malade, et j'avais besoin de soins.

- Parce qu'on soigne les gens, à la guerre ?

- Oui, la vue des souffrances des autres permet de mieux supporter les siennes. Je suis arrivé au front quinze jours avant l'écrasement de l'armée de

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Tcherniaev. Après cela, j'ai erré un long moment dans les m-m-montagnes, tiraillant plus souvent qu'à mon tour. Dieu merci, je crois que je n'ai jamais touché personne.

Il fait l'intéressant, à moins que ce ne soit tout simplement un cynique, pensa Varia avec une certaine irritation, et elle remarqua avec un air mauvais :

- Mais vous n'aviez qu'à rester auprès de votre kaïmakan en attendant la fin de la guerre. Pourquoi vous enfuir ?

- Je ne me suis pas enfui. C'est Youssouf Pacha qui m'a laissé partir.

- Et qu'est-ce qui vous a poussé à venir en Bulgarie ?

- J'ai quelque chose à y faire, répondit Fandorine laconiquement. Et vous, où vous rendez-vous ?

- Je vais à Tsarévitsy, à l'état-major du commandant en chef. Et vous ?

- A Bella. On dit que c'est là que se trouve le quartier général de Sa Majesté.

L'engagé volontaire garda un instant le silence, ses fins sourcils furent parcourus de quelques frémissements, puis il soupira et dit :

- Mais je peux aussi bien aller auprès du commandant en chef.

- C'est vrai ? s'écria Varia ravie. Allons-y ensemble, vous voulez bien ? Je ne sais pas ce que j'aurais fait si je ne vous avais pas rencontré !

- Bêtises. Vous auriez demandé au patron de l'auberge de vous conduire au détachement russe le plus proche, et l'affaire était réglée.

- J'aurais demandé cela ? Au patron de l'auberge ? reprit Varia avec un frisson de terreur.

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- D'ailleurs ce n'est pas une auberge, c'est un mékhana.

- Va pour le mékhana. Mais le village est musulman ?

- Oui.

- Alors ils m'auraient livrée aux Turcs.

- Je ne voudrais pas vous offenser, Varvara Andréevna, mais pour les Turcs vous ne présentez aucun intérêt, tandis que votre fiancé aurait sûrement donné une récompense à celui qui vous aurait amenée.

- Je préfère rester avec vous. (Varia se faisait suppliante.) S'il vous plaît !

- Je n'ai qu'un cheval, et encore n'est-il qu'à moitié valide. On ne peut pas monter dessus à deux. Comme argent, j'ai en tout et pour tout trois k-k-kuruchs. Ça suffira pour payer le vin et le fromage, mais c'est tout... Il faudrait un autre cheval ou au moins un âne. Et un âne, ça vaut au moins cent kuruchs.

Le nouvel ami de Varia se tut et eut l'air de se livrer à des calculs en tournant le regard vers les joueurs de dés. Puis il poussa un nouveau soupir.

- Attendez-moi là. Je reviens.

Il s'approcha lentement de la table et resta cinq minutes à observer les joueurs, puis il dit quelque chose que Varia n'entendit pas et à la suite de quoi tous laissèrent d'un même mouvement leurs dés et se tournèrent vers lui. Fandorine désigna Varia d'un signe de tête, et les regards concentrés sur elle la firent se faire toute petite sur son siège. Puis retentit un gros rire visiblement scabreux et humiliant pour la jeune femme. Fandorine cependant, sans montrer la moindre velléité de prendre la