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défense de son honneur, serra la main d'un gros moustachu et s'assit sur le banc. Les autres s'écartèrent pour lui faire place, et immédiatement des curieux s'attroupèrent autour de la table.
Selon toute apparence, l'engagé volontaire se lançait dans une partie. Mais avec quel argent ? Trois kuruchs ? Il allait lui en falloir du temps pour gagner de quoi acheter un cheval ! Tout à coup, Varia fut prise d'inquiétude en réalisant qu'elle venait de confier sa personne à un homme qu'elle ne connaissait absolument pas. Un homme qui avait une allure étrange, une façon de parler bizarre et un comportement tout à fait inhabituel. D'un autre côté, avait-elle seulement le choix ?
Les observateurs poussèrent un cri : c'était le gros qui venait de jouer. Puis on entendit les dés rouler une seconde fois, et les murs de l'établissement tremblèrent sous l'effet d'un hurlement général.
- Douze, déclara Fandorine calmement avant de se lever. Où est Magareto ?
Le gros bondit lui aussi de sa chaise et, attrapant l'engagé volontaire par la manche, il se mit à lui expliquer quelque chose, les yeux désespérément exorbités.
Il répétait sans fin :
- Ochte vetnaj, ochte vetnaj...
Fandorine l'écouta paisiblement et hocha la tête. Pourtant son attitude conciliante ne donna nullement satisfaction au gros, qui se mit à hurler de plus belle en agitant les mains. Fandorine fit alors un mouvement encore plus décidé, et c'est là que Varia se souvint du paradoxe bulgare qui voulait qu'un hochement de la tête de haut en bas signifie le refus.
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A ce moment-là, abandonnant les mots, le joueur malchanceux essaya de passer à l'action et se prépara à asséner à Fandorine un magistral coup de poing. Les curieux s'écartèrent en un instant, mais Eraste, lui, ne bougea pas, et seule sa main droite eut l'air comme par hasard de se glisser dans sa poche. Le geste fut à peine perceptible, mais il eut sur le gros un effet magique. Perdant d'un seul coup toute contenance, il fit entendre un sanglot et bredouilla quelque chose de lamentable. Cette fois, Fandorine agita la tête de droite à gauche, lança au patron de l'établissement qui s'était approché deux pièces de monnaie et se dirigea vers la sortie. Il ne jeta même pas un regard à Varia, mais elle n'avait pas besoin d'être invitée et, sautant de sa chaise, elle se retrouva en un instant à côté de son sauveur.
- Le deuxième en partant du bord, fit Eraste en clignant des yeux d'un air concentré et en s'arrêtant sur le perron.
Suivant son regard, Varia découvrit près de la barrière toute une rangée de chevaux, d'ânes et de mules broutant paisiblement du foin.
- Tenez, voici votre B-B-Bucéphale, dit l'engagé volontaire en désignant un petit âne brun. Il ne paye pas de mine, mais au moins vous ne tomberez pas de bien haut !
Varia commençait à comprendre :
- Vous venez de le gagner ?
Fandorine acquiesça en silence tout en détachant une jument brune toute maigre.
Il aida la jeune femme à s'installer sur une selle en bois, sauta avec une certaine légèreté sur la sienne, et ils prirent la rue du village vivement éclairée par le soleil de midi.
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- Est-ce qu'on est loin de Tsarévitsy ? demanda Varia, ballottée au rythme des petits pas de son moyen de transport aux oreilles toutes velues.
- Si on ne se perd pas, on y sera ce soir, déclara majestueusement d'en haut le cavalier.
Il est devenu un vrai Turc, à avoir été longtemps leur prisonnier, pensa Varia avec colère. Il aurait pu laisser son cheval à la dame. C'est du narcissisme masculin typique. Le paon ! Le col bleu ! Tout ce qui leur plaît, c'est de faire l'avantageux devant la petite cane grise. Déjà que je dois avoir belle allure, me voilà à présent dans le rôle de San-cho Pança auprès du Chevalier à la triste figure.
Tout à coup un détail de l'épisode vécu lui revint :
- Qu'est-ce que vous avez dans votre poche ? Un pistolet ? Fandorine ne comprit pas tout de suite :
- Dans quelle poche ? Ah ! dans ma poche ! Rien malheureusement.
- Et s'il n'avait pas pris peur ?
- Je n'aurais jamais joué avec un partenaire autrement. Varia était intriguée.
- Mais comment avez-vous fait pour gagner un âne d'un seul coup ? Il n'a quand même pas joué son âne contre trois kuruchs ?
- Bien sûr que non !
- Qu'est-ce que vous avez joué, alors ?
- Vous, répondit Fandorine sans se troubler. Une jeune fille contre un âne, c'est une bonne mise. Pardonnez-moi, Varvara Andréevna, mais je n'avais pas d'autre solution.
- Vous pardonner ? (Varia fit un tel saut sur son âne qu'elle faillit glisser sur le côté.) Et si vous aviez perdu ?
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- Sachez, Varvara Andréevna, que j'ai une particularité étrange. Je ne peux pas supporter les jeux de hasard, mais quand je suis obligé de jouer, je gagne toujours. Les caprices de la fortune9. Ma libération aussi, je l'ai gagnée aux dés auprès du pacha de Vidin.
Ne sachant pas comment réagir à une déclaration aussi peu sérieuse, Varia décida qu'elle était mortellement offensée. Aussi cheminèrent-ils désormais en silence.
Véritable objet de torture, sa maudite selle lui causait bien des ennuis, mais elle souffrait sans rien dire, se contentant de déplacer de temps à autre son centre de gravité.
- C'est dur ? demanda Fandorine. Voulez-vous que je vous donne ma veste ?
Varia ne répondit pas, premièrement parce que la proposition lui parut quelque peu indécente, deuxièmement pour une raison de principe.
Le chemin serpenta longtemps entre de petites collines boisées, puis déboucha dans une plaine. De tout le trajet ils n'avaient rencontré personne, et cela commençait à devenir inquiétant. Varia avait bien essayé de jeter quelques regards en biais à Fandorine, mais celui-ci, telle une bûche, gardait un calme absolu et ne se montrait pas disposé à réengager la conversation.
Cela dit, elle allait avoir bonne mine en arrivant à Tsarévitsy dans une tenue pareille ! Pétia, disons que cela lui était égal. Lui, elle pouvait bien se draper dans un sac de toile qu'il ne s'en apercevrait
* Les expressions en italique suivies d'un astérisque sont en français dans le texte. (N.d.T.)
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même pas, mais il y avait là les membres de l'état-major, toute une société. Se présenter comme un épouvantail... Varia enleva son bonnet, passa la main dans sa coiffure et perdit définitivement le moral. Ses cheveux qui, en temps normal déjà, n'avaient rien d'extraordinaire avec cette teinte souris que l'on appelle châtain clair, s'étaient en plus emmêlés à cause du déguisement et pendaient lamentablement. Elle ne les avait plus lavés depuis Bucarest, et cela faisait trois jours. Non, il valait mieux garder le bonnet. Pour le reste, la tenue de petit paysan bulgare n'était pas si mal. Elle était pratique et faisait bel effet à sa façon. Le pantalon évoquait un peu les célèbres bloomers que portaient jadis les suffragettes anglaises pour lutter contre l'humiliation que constituaient les culottes et les jupons. Si seulement elle avait pu passer une large ceinture rouge autour de sa taille comme dans L'Enlèvement au sérail (Pétia et elle étaient allés écouter l'opéra l'automne dernier au théâtre Marie), cela aurait même fait pittoresque.
Soudain les réflexions de Varvara Andréevna furent interrompues de la manière la plus indélicate. L'engagé volontaire s'était penché et avait attrapé son âne par la bride. Le stupide animal s'était arrêté brutalement, et Varia avait failli passer par-dessus sa tête.
- Qu'est-ce qui vous prend ? Vous êtes fou ?
- Maintenant, quoi qu'il arrive, taisez-vous ! lui dit Fandorine à voix basse et avec le plus grand sérieux, fixant quelque chose au devant d'eux.
Varia releva la tête et découvrit, enveloppé dans un nuage de poussière, un détachement de cavaliers en désordre qui venait droit sur eux. Il y avait
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bien là une vingtaine d'hommes. On voyait leurs gros bonnets poilus, et le soleil posait par moments de petites étoiles sur leur harnachement et sur leurs armes. L'un des cavaliers chevauchait en tête du détachement, et Varia put distinguer un bout de tissu vert enroulé autour de son bonnet de fourrure.