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Varia jeta un coup d'oil à gauche : il y avait des Bachi-Bouzouks. Un autre à droite : là aussi ce n'étaient que cavaliers aux hauts bonnets de fourrure. Puis elle regarda derrière elle et découvrit entre les plantations légères quelque chose qui retint son attention.

Des cavaliers arrivaient au grand galop : en tête, monté sur un puissant coursier noir, les coudes largement écartés comme un jockey, galopait ou, plus exactement volait, un homme coiffé d'un chapeau américain. Il était talonné de près par un autre qui portait un uniforme blanc aux épaulettes d'or. Derrière eux, au trot, venaient en une petite troupe compacte une dizaine de Cosaques du Kou-ban. Et tout à fait derrière, à bonne distance, on voyait sautiller sur sa selle un homme bizarre, coiffé d'un haut-de-forme et vêtu d'une longue redingote.

Varia, comme envoûtée, regardait cette étrange cavalcade, et voilà que les Cosaques se mirent à siffler et à ululer. Les Bachi-Bouzouks firent eux aussi entendre leur voix et se regroupèrent. On voyait arriver à leur rescousse le reste de la troupe avec le bey roux en tête. Les horribles bandits avaient oublié l'existence de Varia et de Fandorine, ils avaient à présent d'autres soucis.

Une bataille rangée allait s'ensuivre. Oubliant le danger, Varia n'en finissait pas de tourner la tête d'un côté et de l'autre. Le spectacle était en effet à la fois terrible et beau.

Mais le combat s'arrêta à peine commencé. Le cavalier coiffé d'un chapeau américain (il était maintenant tout à fait proche et Varia put distin-

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guer son visage basané, une barbiche à la Louis-Napoléon * et une moustache couleur des blés, frisée vers le haut) tira sur ses rênes et se figea, puis, sans qu'on sache d'où il l'avait tiré, il eut dans la main un pistolet à canon long. Le pistolet fit paf ! paf !, cracha deux petits nuages blancs et coléreux, et le bey à la veste élimée chancela doucement sur sa selle, tel un homme ivre, puis s'inclina sur le côté. L'un des Bachi-Bouzouks l'attrapa à bras le corps, le jeta sur l'encolure de son cheval, et le détachement battit en retraite sans livrer bataille. Varia et Fandorine, appuyé d'un geste las sur son fusil inutile, virent défiler devant eux dans un galop endiablé le tireur magicien, le cavalier à l'uniforme blanc (ils purent apercevoir l'éclat d'une épaulette de général), puis le groupe de Cosaques hérissé de piques.

- Ils ont un officier russe ! leur cria l'engagé volontaire.

Cependant s'approchait d'eux le dernier membre de la troupe miraculeuse, un civil qui, apparemment, ne s'intéressait nullement à la poursuite.

Derrière des lunettes, des yeux clairs et ronds considérèrent les rescapés avec commisération.

- Vous êtes des Tchétniks ? demanda le civil avec un fort accent anglais.

- No, sir, répondit Fandorine, et il ajouta autre chose dans cette même langue que Varia ne comprit pas, car au lycée elle avait fait du français et de l'allemand.

Elle tira impatiemment l'engagé volontaire par la manche, et celui-ci lui expliqua avec l'air d'un homme pris en faute :

- Je lui ai dit que nous n'étions pas des Tchétniks, mais des Russes, et que nous essayions de rejoindre les nôtres.

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- Qu'est-ce que c'est que les Tchétniks ?

- Des révoltés bulgares.

- Oh ! mais vous êtes une dame (le bon visage bien en chair de l'Anglais exprima l'étonnement le plus vif). Cependant, quel déguisement ! Je ne savais pas que les Russes utilisaient les femmes pour faire de l'espionnage. Vous êtes une héroïne, madame. Comment vous appelez-vous ? Cela va beaucoup intéresser mes lecteurs.

Il sortit un bloc-notes de son sac de voyage, et ce n'est qu'à ce moment-là que Varia remarqua sur sa manche un bandeau de trois couleurs qui portait le numéro 48 et le mot " correspondant ".

- Je m'appelle Varvara Andréevna Souvorova, et je ne me livre à aucun acte d'espionnage. J'ai mon fiancé à l'état-major, dit-elle avec fierté. Et monsieur est mon compagnon de voyage, c'est Eraste Pétrovitch Fandorine, un engagé volontaire serbe.

Gêné, le correspondant retira d'un geste vif son haut-de-forme et passa au français :

- Je vous prie de m'excuser, mademoiselle. Seamus McLaughlin, collaborateur du journal Daily Post de Londres.

- Vous êtes le journaliste anglais qui a parlé des horreurs commises par les Turcs en Bulgarie ? demanda Varia en enlevant son bonnet et en essayant tant bien que mal de faire bouffer ses cheveux.

- Je suis irlandais, corrigea avec sévérité McLaughlin. Ce n'est pas du tout la même chose.

- Et eux, qui sont-ils ? demanda-t-elle en désignant d'un signe de tête la direction d'où montait un nuage de poussière et où retentissaient des coups de feu. L'homme au chapeau, qui est-ce ?

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r

- C'est un cow-boy hors pair, monsieur Paladin en personne, une plume remarquable, favori des lecteurs français et atout majeur du journal La Revue parisienne.

- La Revue parisienne ?

- Oui, c'est un quotidien français qui tire à cent cinquante mille, ce qui, pour la France, est un très beau chiffre, expliqua avec mépris le correspondant. Moi, mon Daily Post vend quotidiennement deux cent quarante mille exemplaires, vous voyez la différence !

Varia secoua la tête pour que sa coiffure se remette en place et entreprit d'essuyer la poussière sur son visage.

- Monsieur, vous avez surgis juste au bon moment. C'est la providence qui vous a envoyés.

L'Anglais, ou plutôt l'Irlandais, haussa les épaules :

- C'est Michel qui nous a entraînés. Il a été écarté de l'action et simplement rattaché à l'état-major, et l'inaction le rend fou. Ce matin, les Bachi-Bouzouks ont fait des leurs dans les arrières russes, et Michel s'est lancé personnellement à leur poursuite. Quant à Paladin et moi, nous sommes comme ses deux petits chiens, nous le suivons partout. D'abord parce que nous sommes de vieux amis, nous nous connaissons depuis le Turkestan, ensuite parce que là où est Michel, on trouve toujours un bon sujet pour un article... Tiens, les voilà qui reviennent et, bien sûr, comme on dit, en ayant fait chou blanc.

- Pourquoi " bien sûr " ? Le correspondant eut un sourire condescendant mais garda le silence, et ce fut Fandorine, qui jus-

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que-là n'avait pratiquement pas pris part à la conversation, qui répondit à sa place.

- Vous avez bien vu, m-m-mademoiselle, que les Bachi-Bouzouks avaient des montures fraîches, tandis que celles des poursuivants étaient épuisées.

McLaughlin approuva :

- Absolutely so !

Varia eut un regard mauvais pour tous les deux : quand il s'agit de faire passer une femme pour une imbécile, on tombe tout de suite d'accord ! Cependant Fandorine sut se faire pardonner sur-le-champ : sortant de sa poche un mouchoir d'une blancheur étonnante, il l'appliqua sur la joue de la jeune femme qui, dans le feu de l'action, avait complètement oublié son égratignure.

Le correspondant avait cependant fait erreur en annonçant l'échec des poursuivants, et Varia fut heureuse de constater qu'ils avaient tout de même réussi à récupérer l'officier prisonnier. Deux Cosaques tenaient par les pieds et par les mains un homme en uniforme noir dont le corps s'abandonnait. Pourvu qu'il ne soit pas mort !

Cette fois, arrivait en tête le beau cavalier en blanc que le Britannique avait appelé Michel. C'était un jeune général aux yeux bleus remplis de gaieté et qui portait une barbe tout à fait singulière : soignée, souple et divisée en deux, elle formait comme deux ailes qui partaient sur les côtés.

- Ils nous ont échappé, les salauds ! cria-t-il de loin en ajoutant une expression sonore dont le sens échappa quelque peu à Varia.

Otant son haut-de-forme et essuyant son crâne chauve et rosé, McLaughlin le menaça du doigt :

- There is a lady hère !

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Le général se redressa, jeta un regard à Varia puis, tout de suite, retomba dans l'indifférence, ce qui était plus que compréhensible : cheveux sales, joue écorchée, tenue inepte. Il se présenta cependant avant de jeter un regard interrogateur à Fan-dorine :