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Les deux Cosaques aidèrent l'officier à se relever. Il faillit tomber mais réussit à garder son équilibre et repoussa avec détermination les deux hommes qui essayaient de le soutenir par le bras. Après quoi il fit quelques pas mal assurés, donnant à chaque instant le sentiment que les jambes allaient lui manquer, et, le petit doigt sur la couture du pantalon, il lança d'une voix rauque :

- Erémeï Pérépelkine, de l'état-major général, Excellence. Je venais de Zimnitsa, et je me rendais sur mon lieu de service, à l'état-major du détachement occidental où je viens d'être nommé au département des Opérations du lieutenant général Krûdener. Sur ma route, j'ai été attaqué par un détachement de la cavalerie irrégulière de l'ennemi et fait prisonnier. Je suis coupable... Je n'imaginais pas que cela soit possible dans nos arrières... Je n'avais même pas de pistolet sur moi, juste mon épée.

Cette fois Varia put examiner l'officier martyr de plus près. Il était de taille moyenne, solide, ses che-

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veux ébouriffés étaient châtains, il avait une bouche étroite, presque privée de lèvres, et des yeux bruns marqués de sévérité. Un seul oil à vrai dire, car on ne voyait toujours pas le second, en revanche il n'y avait plus à présent dans le regard du capitaine ni angoisse mortelle ni désespoir.

- Vous êtes vivant, et c'est bien, dit Sobolev avec aménité. Quant au pistolet, un officier doit toujours en avoir un sur lui, même un officier d'état-major. Aller et venir sans pistolet, c'est comme pour une dame sortir dans la rue sans chapeau, on la prend pour une prostituée.

Il eut un petit rire qui s'étrangla sous un regard furieux de Varia :

- Pardon, mademoiselle.

A ce moment-là un fringant cavalier s'approcha du général, à qui il montra quelque chose du doigt :

- Excellence, on dirait que c'est Séménov !

Varia tourna la tête et fut prise d'une nausée. Le cheval bai des bandits, sur la croupe duquel elle s'était montrée si mauvaise cavalière, venait de réapparaître et broutait l'herbe comme si de rien n'était tandis que l'horrible chose continuait à ballotter à son flanc.

Sobolev sauta à terre, s'approcha du cheval et, tout en le considérant d'un air sceptique, se mit à tourner et à retourner l'horrible ballon dans tous les sens.

- Tu crois vraiment que c'est Séménov ? fit-il, peu convaincu. Tu te trompes, Nétchitaïlo, Séménov n'avait pas du tout cette tête-là.

- Comment ça, Mikhaïl Dmitriévitch ? fit le sous-officier cosaque en s'échauffant. Voyez son

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oreille déchirée et, tenez, regardez (il entrouvrit les lèvres violettes de la tête du mort) : il y a aussi la dent de devant qui manque. Sûr que c'est Séménov.

- Peut-être bien, approuva le général d'un air pensif. Eh bien, dans quel état ils l'ont mis ! (Puis, se tournant vers Varvara, il ajouta :) il s'agit de l'un des Cosaques du deuxième escadron qui a été enlevé ce matin par les hommes de Daoud Bey.

Mais Varia ne l'entendait plus, la terre et le ciel avaient effectué une culbute, prenant la place l'un de l'autre, et Paladin et Fandorine eurent tout juste le temps de rattraper la jeune demoiselle devenue soudain toute molle.

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La Revue parisienne 15(3) juillet 1877

L'aigle à deux têtes, blason de la Russie, reflète d'une manière parfaite le système de gouvernement de ce pays où la moindre affaire un tant soit peu importante se voit confiée non pas à une, mais au moins à deux instances qui se gênent mutuellement sans porter ni l'une ni l'autre la moindre responsabilité. Il en va de même dans l'armée active. Formellement, c'est le grand prince Nicolaï Nico-laévitch, actuellement cantonné dans le village de Tsaré-vitsy, qui commande en chef, et pourtant, à peu de distance de son état-major, dans la petite ville de Bella, se trouve le quartier général de l'empereur Alexandre II qui a auprès de lui le grand chancelier, le ministre de la Guerre, le chef des gendarmes et tous les hauts dignitaires. Si l'on ajoute à cela que l'armée roumaine alliée à la Russie a son propre commandant en la personne du prince Karl Hohenzollern-Singmaringen, ce n'est même plus le roi des oiseaux à deux têtes qui vient à l'imagination, mais un conte populaire russe bien connu qui parle d'un cygne, d'un crabe et d'un brochet malencontreusement attelés à un même équipage...

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- Alors, pour finir, dois-je vous dire " madame " ou " mademoiselle " ? demanda le lieutenant-colonel des gendarmes noir comme un scarabée en accompagnant ses propos d'une grimace désagréable. Nous ne sommes pas dans une salle de bal, et je ne suis pas en train de vous faire des compliments ! Nous sommes à l'état-major de l'armée, et je conduis un interrogatoire, aussi veuillez ne pas finasser.

Le lieutenant-colonel s'appelait Ivan Kharitono-vitch Kazanzakis, il ne faisait pas le moindre effort pour essayer de comprendre la situation de Varia, et tout portait à croire que les choses allaient se conclure par un rapatriement forcé en Russie.

La veille, ils n'étaient arrivés à Tsarévitsy qu'à la nuit. Fandorine s'était immédiatement rendu à l'état-major, quant à Varia, bien que tombant de fatigue, elle s'était attelée à l'essentiel. Les baronnes Vreskoï, infirmières du détachement sanitaire, lui avaient procuré des vêtements, avaient fait chauffer de l'eau, et la jeune fille avait commencé par faire sa toilette avant de s'écrouler sur l'un des lits de l'hôpital, profitant du fait qu'ils étaient pratiquement inoccupés. L'entrevue avec Pétia avait été remise au lendemain, elle avait en effet besoin d'être en pleine possession de ses moyens pour affronter l'importante explication qui devait avoir lieu.

Cependant, le matin, on ne l'avait pas laissée dormir. Deux gendarmes casqués et munis d'une carabine étaient venus quérir la " jeune personne qui disait se nommer mademoiselle Souvorova " pour la conduire sur-le-champ dans la Section spéciale du détachement occidental sans même lui donner le temps de se peigner correctement.

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Et cela faisait à présent plusieurs heures qu'elle tentait d'expliquer à son bourreau au visage glabre et aux sourcils épais vêtu d'un uniforme bleu les relations qui la liaient au chiffreur Pétia lablokov.

- Seigneur, mais faites donc venir Pierre Afa-nassiévitch, il vous confirmera tout cela, répétait-elle sans fin au lieutenant-colonel qui répondait invariablement :

- Chaque chose en son temps.

Le gendarme était particulièrement intéressé par les détails de sa rencontre avec " la personne qui se disait être le conseiller titulaire Fandorine ". Il nota soigneusement tout ce qu'elle lui dit sur Yous-souf Pacha de Vidin, sur le café et la langue française et sur sa libération gagnée au jeu de dés. Mais il se passionna surtout en apprenant que l'engagé volontaire avait parlé turc avec les Bachi-Bou-zouks et voulut à tout prix savoir la façon dont il s'était exprimé, en trouvant ses mots facilement ou non. L'élucidation de ce dernier détail stupide prit bien, au bas mot, une bonne demi-heure.

Mais au moment où Varia était sur le point de piquer une crise d'hystérie sèche et sans larmes, la porte de la masure de terre battue dans laquelle était localisée la Section spéciale s'ouvrit brusquement, et l'on vit entrer, ou plutôt faire irruption au galop, un général très digne, aux yeux autoritairement exorbités et à la moustache avantageuse.

- Général Mizinov, aide de camp général, déclara-t-il d'une voix forte à peine le seuil franchi en considérant le lieutenant-colonel. Kazanzakis, je présume ?

Pris au dépourvu, le lieutenant-colonel se figea dans un garde-à-vous impeccable, trouvant tout

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juste la force d'émettre un bredouillement imprécis. Varia, elle, fixa de tous ses yeux Lavrenty Arka-diévitch Mizinov, chef de la Troisième Section et responsable du corps de gendarmes, en qui la jeunesse d'avant-garde voyait le satrape en chef et un bourreau de la liberté.

- C'est cela même, Votre Excellence, finit par articuler l'offenseur de Varia d'une voix rauque. Lieutenant-colonel Kazanzakis, du corps de gendarmerie. Auparavant j'ai servi dans la direction de Kichinev, présentement je suis affecté à la direction du Département spécial auprès de l'état-major occidental. Je suis en train de procéder à l'interrogatoire d'une prisonnière.