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- Qui est-ce ? demanda le général en levant un sourcil et en jetant à Varia un regard dénué de toute aménité.

- Varvara Souvorova. Elle prétend être venue ici à titre personnel pour rencontrer un certain lablokov, soldat du chiffre, qui serait son fiancé.

Mizinov marqua un intérêt :

- Souvorova ? Ne serions-nous pas parents ? Mon arrière-grand-père du côté maternel s'appelait Alexandre Vassiliévitch Souvorov-Rymniksky.

- J'espère bien que nous ne le sommes pas, coupa Varvara d'une voix sèche.

Le satrape eut un ricanement rempli de compréhension, après quoi il n'accorda plus aucune attention à la jeune prisonnière.

- Cessez de me bassiner les oreilles avec n'importe quelles vétilles, Kazanzakis. Où est Fandorine ? Le rapport indique qu'il est entre vos mains.

- En effet, et je l'ai placé sous bonne garde, déclara d'un air bravache le lieutenant-colonel et,

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baissant la voix, il ajouta : j'ai de bonnes raisons de croire que nous sommes en présence d'Anvar Effendi lui-même, notre visiteur tant attendu. Tous les détails concordent, Excellence. En ce qui concerne Osman Pacha et Plevna, c'est de toute évidence de la désinformation. Mais qu'est-ce qu'il a bien organisé son affaire...

- Crétin, rugit Mizinov avec une telle violence que l'on vit la tête du lieutenant-colonel disparaître entre ses deux épaules. Qu'on me l'amène sur-le-champ !

Kazanzakis se rua dehors tandis que Varia se pressait contre le dossier de sa chaise, mais le général avait oublié sa présence, et il resta là à souffler et à tambouriner nerveusement sur la table jusqu'à ce que le lieutenant-colonel revienne accompagné de Fandorine.

L'engagé volontaire avait l'air épuisé, et ses yeux profondément cernés indiquaient clairement qu'on n'avait pas dû le laisser dormir beaucoup.

- B-b-bonjour, Lavrenty Arkadiévitch, dit-il mollement en faisant également un petit salut en direction de Varia.

- Mon Dieu, Fandorine, est-ce bien vous ? fit le satrape en poussant un petit cri. On a peine à vous reconnaître ! Vous avez pris dix ans ! Asseyez-vous, mon ami, je suis si content de vous revoir !

Installant Eraste Pétrovitch, il s'assit lui-même, ce qui fit que Varia se retrouva dans son dos. Quant à Kazanzakis, il restait figé sur le seuil.

- Comment allez-vous à présent ? demanda Mizinov. J'aimerais vous présenter mes profondes...

Fandorine lui coupa la parole poliment mais résolument :

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- Laissons cela, dit-il, je vais p-p-parfaitement bien. Dites-moi plutôt si ce monsieur (et il désigna le lieutenant-colonel d'un mouvement méprisant de la tête) vous a transmis les informations concernant Plevna ? Chaque heure compte.

- Oui, oui, et j'ai en main un ordre du commandant en chef, je voulais simplement m'assurer qu'il s'agissait bien de vous. Tenez, écoutez.

Il sortit un papier de sa poche, s'arma d'un monocle et lut :

- " Au baron Krùdener, lieutenant général, commandant du détachement occidental. Ordre vous est donné de prendre Plevna et de vous y retrancher en gardant sous votre commandement au moins une division. Nicolaï. "

Fandorine eut un hochement de tête approbateur.

- Lieutenant-colonel, à coder immédiatement et à envoyer à Krùdener par le télégraphe, ordonna Mizinov.

Kazanzakis prit respectueusement le feuillet et courut exécuter l'ordre reçu en faisant sonner ses éperons.

- Ainsi donc, vous pouvez reprendre le service ? demanda le général. Eraste Pétrovitch fit une grimace.

- Lavrenty Arkadiévitch, je crois que j'ai fait mon d-d-devoir en vous informant des manouvres qu'Osman Pacha est en train de conduire sur notre flanc. Quant à faire la guerre à la pauvre Turquie qui n'aurait pas besoin de nos valeureux efforts pour s'effondrer d'elle-même, soyez assez aimable pour m'en dispenser.

- Non, cher ami, c'est hors de question. Je ne vous en dispense pas ! lança Mizinov avec humeur.

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Si le mot patriotisme ne signifie rien pour vous, je me permettrai de vous rappeler, monsieur le conseiller titulaire, que vous n'êtes pas à la retraite, vous bénéficiez simplement d'un congé illimité. Par ailleurs, bien que rattaché au corps diplomatique, vous n'en faites pas moins partie de la Troisième Section placée sous mes ordres !

Varia ne put s'empêcher d'émettre un petit cri. Fandorine, qu'elle prenait pour un homme respectable, était un agent de la police ! Ce qui ne l'empêchait d'ailleurs pas de jouer les héros romantiques : pâleur séduisante, regards langoureux, tempes noblement argentées. Allez faire confiance aux gens, après cela !

- Votre Excellence, dit Eraste Pétrovitch d'une voix basse, sans même soupçonner sans doute qu'il venait de se perdre à jamais aux yeux de Varia, ce n'est pas vous que je sers, c'est la Russie. Et je refuse de prendre part à une guerre qui non seulement n'a aucun sens pour mon pays, mais qui lui est néfaste.

- Pour ce qui est de la guerre, ce n'est ni à vous ni à moi d'en décider. C'est à Sa Majesté l'empereur, déclara Mizinov d'une voix coupante.

Il y eut une pause pénible, et quand le chef des gendarmes reprit la parole, sa voix avait une tout autre tonalité :

- Eraste Pétrovitch, mon ami, fit-il d'un ton pénétrant. Vous savez bien que des centaines de milliers de Russes risquent leur vie, le pays ploie sous le poids d'une guerre... Pour ma part, j'ai un mauvais pressentiment. Tout se passe trop facilement, et j'ai peur que les choses ne tournent mal.

Voyant qu'il n'obtenait pas de réponse, le général se frotta les yeux d'un geste las et poursuivit sur le ton de la confidence :

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- Ma tâche est difficile, Fandorine, très difficile. Partout c'est la pagaille, les choses se font en dépit du bon sens. Je manque de collaborateurs, surtout de gens de qualité. Vous savez bien que je ne veux pas vous imposer un travail de routine, mais j'ai un petit problème particulièrement délicat et qui vous conviendrait parfaitement.

Cette fois, Eraste Pétrovitch baissa la tête dans un mouvement interrogateur, et le général poursuivit d'un air patelin :

- Vous vous souvenez d'Anvar Effendi ? Le secrétaire du sultan Abdul-Hamid. Vous savez bien, celui dont on a un peu parlé dans l'affaire Azazel ?

Eraste Pétrovitch eut un frémissement à peine perceptible, mais garda le silence.

Mizinov fit entendre un ricanement.

- Quand je pense que cet idiot de Kazanzakis vous a pris pour lui, je vous jure ! Nous avons des renseignements selon lesquels ce personnage intéressant dirigerait personnellement une opération secrète contre notre armée. C'est un homme d'une grande témérité, une tête brûlée que rien n'arrête, et il est tout à fait capable de faire son apparition en personne dans nos lignes. Alors, ça vous intéresse ?

- Je vous écoute, Lavrenty Arkadiévitch, dit Fandorine en glissant un regard de biais à Varia.

- Voilà qui est parfait, fit Mizinov, satisfait, et il cria : Novodvortsev, le dossier !

Un commandant d'un certain âge portant des aiguillettes d'aide de camp entra d'un pas mesuré, tendit au général un buvard de calicot rouge et se retira tout aussitôt. Par la porte, Varia aperçut le

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visage en sueur du lieutenant-colonel Kazanzakis, et elle lui fit une grimace à la fois ironique et méprisante : bien fait pour toi, sadique, tu n'as plus qu'à rester moisir dehors à présent !

- Ainsi, voilà ce dont nous disposons concernant Anvar, expliqua le général en faisant crisser les pages. Ne voulez-vous pas le noter ?

- Je le retiendrai, répondit Eraste Pétrovitch.

- Nous ne savons que très peu de choses sur la première période de sa vie. Il est né il y a environ trente-cinq ans. On croit savoir qu'il est originaire d'Hévraïs, une petite ville musulmane de Bosnie. On ne sait rien de ses parents. Il a été éduqué en Europe, dans l'un des établissements prestigieux de Lady Esther dont vous avez sans doute gardé le souvenir à cause d'Azazel.