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Crois-moi, Lavrenty, je me suis trouvé impuissant à faire quoi que ce soit. J'ai eu beau adjurer, menacer, intriguer comme un eunuque dans un harem, Abdul-Aziz est resté sourd et muet. Le 29 mai, une foule hurlante de plusieurs milliers de personnes s'est rassemblée autour du palais de Dolmabahçe (une construction horrible entre toutes de style euro-péano-oriental), mais le padischah n'a même pas tenté de calmer ses sujets. Il s'est enfermé dans la partie de sa résidence réservée aux femmes et à laquelle je n 'ai pas accès et a passé son temps à écouter Mihri Hanim jouer des valses viennoises au piano.

Pendant ce temps-là, Anvar a fait le siège du ministre de la Guerre, travaillant à incliner cet homme prudent et circonspect à un changement d'orientation politique. Selon les informations que

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m'a fournies mon agent, placé auprès du pacha en qualité de cuisinier (d'où le caractère un peu particulier de ces informations), ces pourparlers décisifs se sont déroulés de la manière suivante. Anvar s'est présenté chez le ministre à midi juste, et l'ordre a été donné de servir le thé avec des tchureks. Un quart d'heure plus tard, un rugissement scandalisé de Son Excellence se faisait entendre dans son cabinet, et des officiers d'ordonnance accompagnaient Anvar au poste de garde. Après cela, le pacha est resté une demi-heure tout seul à aller et venir dans son bureau, mettant à mal deux assiettes de halva dont il est grand amateur. Puis il a souhaité interroger le traître personnellement et s'est rendu au poste de garde. A deux, heures trente, il était demandé d'apporter des fruits et des douceurs. A quatre heures moins le quart, du cognac et du Champagne. Un peu après quatre heures, ayant pris le café, le pacha et son hôte se sont rendus chez Midhat. On raconte qu'en récompense de sa participation au complot, le ministre s'était vu promettre de la part de ses protecteurs le poste de grand vizir et un million de livres sterling.

Le soir, les deux conspirateurs de première ligne avaient trouvé un accord parfait, et dans la nuit même un coup d'Etat a eu lieu. La flotte a bloqué le palais du côté de la mer, le chef de la garnison de la capitale a remplacé la garde par des hommes à lui, et le sultan a été conduit au palais Ferije en compagnie de sa mère et de Mihri Hanim.

Quatre jours plus tard, le sultan a entrepris de se tailler la barbe avec des ciseaux de manucure, mais il s'y est pris si maladroitement qu'il s'est ouvert les veines des deux poignets et qu'il en est mort sur-le-

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champ. Invités à venir constater le décès, les médecins des ambassades européennes ont unanimement conclu à un suicide, le corps ne portant aucune trace de coups ou de violence.

En un mot, tout avait été joué proprement et élégamment comme dans une bonne partie d'échecs. Tel est le style d'Anvar Effendi.

Mais cela n'a été que le début, ensuite il y a eu le milieu de partie.

Ayant joué son rôle, le ministre de la Guerre était à présent devenu un obstacle sérieux car, nullement intéressé par des réformes et par l'idée d'une constitution, il se préoccupait surtout de savoir quand et comment il allait toucher son million. Par ailleurs, il se conduisait à présent comme s'il avait été la première personne du gouvernement, ne cessant de répéter que c'était lui qui avait détrôné Abdul-Aziz et non Midhat Pacha.

Anvar Effendi s'attachait pour sa part à accréditer cette même version auprès d'un jeune officier valeureux, aide de camp du défunt sultan. Cet officier s'appelait Hassan Bey. Il était le frère de la belle Mihri Hanim et jouissait de la plus grande popularité auprès des délicieuses dames de la cour, car il était d'un physique fort agréable, avait une réputation de bravoure et exécutait à la perfection les romances italiennes. Tout le monde l'appelait tout simplement le Circassien.

Quelques jours après que le sultan se fut si malencontreusement taillé la barbe, son inconsolable veuve mit au monde un enfant mon et mourut elle-même dans des souffrances horribles. C'est à ce moment-là précisément qu'Anvar et le Circassien devinrent très proches. C'est ainsi qu 'un jour Hassan

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Bey vint à la résidence rendre visite à son ami. Il se trouva qu'Anvar n'était pas là, en revanche tous les ministres étaient rassemblés auprès de Midhat Pacha. Au palais, tout le monde connaissait le Cir-cassien, et on l'accueillait comme quelqu'un de familier. Il prit le café avec les officiers d'ordonnance, fuma un peu en bavardant de choses et d'autres. Puis, paresseusement, fit quelques pas dans le couloir et brusquement se rua dans la salle de réunion. Il ne toucha ni à Midhat ni à ses notables, en revanche il tira deux balles de revolver dans la poitrine du ministre de la Guerre, qu'il acheva au yatagan. Les ministres les plus raisonnables prirent la fuite, mais deux d'entre eux, voulurent jouer les héros. Et ils eurent grand tort, car le Circassien en tua un et blessa grièvement le second. Le valeureux Midhat Pacha essaya d'intervenir, accompagné de deux de ses officiers d'ordonnance. Hassan Bey tira sur les deux hommes à bout portant, toujours sans toucher au pacha. On finit par avoir raison de l'assassin, mais il avait encore eu le temps de mettre à mort un officier de police et de blesser sept autres soldats. Pendant ce temps-là, notre Anvar était en dévotion à la mosquée, et nombreux sont ceux qui peuvent en témoigner.

Hassan Bey passa la nuit sous les verrous à chanter à tue-tête des airs de Lucia di Lammermoor, à telle enseigne que, séduit par son talent, Anvar Effendi essaya même d'obtenir sa grâce, mais les ministres, furieux, furent intraitables, et au petit jour le meurtrier fut pendu à un arbre. Les dames du harem, qui aimaient si tendrement leur Circassien, vinrent assister à son exécution et versèrent force larmes en lui adressant de loin des baisers.

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Désormais, Midhat Pacha n'avait plus d'obstacles sur sa route si ce n'est le destin qui lui porta un coup auquel il ne s'attendait pas. Le grand stratège se vit en effet jouer un mauvais tour par sa marionnette, le nouveau sultan Mourad.

Dès le 31 mai au matin, tout de suite après le coup d'Etat, Midhat Pacha s'était en effet rendu auprès du prince Mourad, neveu du sultan déchu, causant à celui-ci une peur intense. Je me dois ici de faire une brève digression pour expliquer la triste situation qui est celle, dans l'Empire ottoman, de l'héritier du trône.

Le problème est que, bien qu'ayant quinze épouses, le prophète Mahomet n'avait pas de fils et qu'il n'a laissé aucune instruction en matière de succession au trône. C'est pourquoi, durant des siècles, chacune des très nombreuses sultanes a rêvé de faire monter son fils sur le trône, ouvrant de toutes les manières à faire disparaître ceux de ses rivales. Il y a d'ailleurs à la cour un cimetière spécial pour les princes tués ainsi sans autre mobile, ce qui fait que, selon les critères turcs, nous autres Russes, nous sommes tout simplement ridicules avec nos Boris et Gleb et avec notre tsarévitch Dimitri.

Dans l'Empire ottoman, le trône se transmet non pas du père au fils, mais du frère aîné au frère cadet. Quand une lignée des frères est épuisée, c'est le tour de la nouvelle génération, avec toujours ce passage de l'aîné au cadet. Tout sultan a une peur violente de son frère cadet ou de l'aîné de ses neveux, et les chances de chacun des princes de vivre jusqu'à l'accès au trône sont minimes. Le prince héritier est maintenu dans l'isolement le plus total, on ne laisse personne lui rendre visite, et on essaie même, perfidement, de lui choisir des concubines stériles. Selon