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une vieille tradition, les serviteurs du futur padischah ont la langue coupée et le tympan des oreilles crevé. Tu peux imaginer, avec une éducation pareille, l'état de leur santé mentale. Soliman H, par exemple, a passé trente-neuf ans reclus à recopier et à illustrer le Coran. Et quand enfin il a été fait sultan, il n'a pas attendu longtemps pour demander à retourner à sa solitude et pour abdiquer. Je le comprends tout à fait, combien il est plus agréable de passer son temps à colorier des images !

Revenons cependant à Mourad. C'était un bel homme qui était loin d'être bête et qui possédait même une culture étendue, malheureusement il était très influençable et par ailleurs sujet à une bien compréhensible manie de la persécution. C'est avec joie qu'il confia au sage Midhat les rênes du pouvoir, ce qui faisait que les plans des conjurés se réalisaient parfaitement. Malheureusement, la rapide ascension puis la mort étonnante de son oncle avaient eu sur lui une telle influence qu 'il commença à perdre la tête et à avoir des crises de violence. Consultés secrètement, les psychiatres européens en vinrent à la conclusion qu'il était inguérissable et que son état ne pouvait qu'empirer.

Observe l'extraordinaire esprit de prévoyance d'An-var Effendi. Le jour même de l'accession de Mourad, quand tout avait encore l'air radieux, our rnurual friend demanda subitement à devenir le secrétaire du prince Abdûl-Hamid, frère du sultan et héritier du trône. Apprenant la chose, j'ai tout de suite compris que Midhat Pacha n'avait pas une confiance totale en Mourad V. Anvar apprit à connaître le nouvel héritier du trône, le jugea sans doute acceptable, et Midhat Pacha fit à Abdûl-Hamid la proposition suivante : promets-nous de promulguer une consti-

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tution, et tu seras padischah. Il va sans dire que le prince accepta.

Tu connais la suite : le 31 août, Abdûl-Hamid II monta sur le trône à la place de Mourad V qui avait perdu l'esprit. Midhat devint grand vizir. Quant à Anvar, il resta auprès du nouveau sultan dans les coulisses et devint le chef non déclaré de la police secrète, et donc (ha! ha!) ton collègue à toi, Lavrenty !

Il est intéressant de noter qu'en Turquie presque personne ne connaît Anvar Effendi. Il ne se met jamais en avant, et on ne le voit pas dans le monde. Moi par exemple, je ne l'ai aperçu qu'une fois, le jour où je suis venu me présenter au nouveau sultan. Anvar se tenait à côté du trône, dans l'ombre, il portait une grosse barbe noire (fausse selon moi) et des lunettes noires, ce qui constituait un manquement de poids à l'étiquette de la cour. Durant l'audience, Abdûl-Hamid s'est à plusieurs reprises tourné vers lui, comme pour quêter un soutien ou un conseil.

Voilà celui auquel tu vas à présent avoir affaire. Si mon intuition ne me trompe pas, Midhat Pacha et Anvar vont continuer à manipuler le sultan comme il leur plaira, et dans une petite année ou deux... "

Mizinov interrompit là sa lecture qui n'avait que trop duré :

- La suite n'est pas intéressante, dit-il en essuyant son front couvert de sueur, d'autant plus que le très intelligent Nicolaï Pavlovitch a tout de même été trompé par son intuition. Midhat Pacha n'a pas réussi à rester sur le trône et a fini par partir en exil.

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Eraste Pétrovitch, qui avait écouté avec la plus grande attention et sans bouger d'un pouce de toute la lecture (à la différence de Varia qui, elle, n'avait pas cessé de se tortiller sur sa chaise trop dure), demanda brièvement :

- Je connais maintenant le début, je vois aussi le milieu de la partie, mais qu'en est-il de la fin de partie ?

Le général eut un hochement de tête approbateur.

- C'est bien là le problème. Le dernier acte s'est révélé à tel point complexe que même un homme aussi expérimenté que Gnatiev s'est trouvé pris au dépourvu. Le 7 février de cette année, Midhat Pacha a été convoqué chez le sultan, placé sous bonne garde et conduit à bord d'un paquebot qui a fait effectuer au ministre en disgrâce un long voyage en Europe. Quant à notre Anvar, trahissant son bienfaiteur, il est devenu l'éminence grise, non plus du chef du gouvernement, mais du sultan lui-même. Dans cette position il a fait de son mieux pour que les relations entre la Porte et la Russie soient rompues. Et voici qu'à quelque temps de là, au moment où l'existence de la Turquie s'est trouvée sérieusement menacée, selon les rapports de nos agents, Anvar Effendi aurait quitté son pays pour se rendre sur le théâtre des opérations militaires avec l'intention de changer le cours des événements par le moyen d'opérations secrètes dont nous ne pouvons que supputer le contenu.

A ce moment-là, Fandorine tint des propos étranges :

- Primo : aucune obligation. Secundo : liberté d'action totale. Tertio : rapport à vous seul.

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Si Varia ne comprit pas la signification de ses paroles, le chef des gendarmes, lui, en fut ravi et répondit sur-le-champ :

- Voilà qui est bien. Je reconnais le Fandorine d'avant. Sinon, mon ami, vous aviez quelque chose de congelé. Ne m'en veuillez pas, je ne vous parle pas en qualité de supérieur, mais au titre d'aîné, comme un père... Il ne faut pas s'ensevelir vivant. Laissez les tombes aux morts. A votre âge, est-ce une façon de faire ! Vous qui, comme le dit la chanson, avez toute la vie devant vous *.

- Lavrenty Arkadiévitch, fit l'engagé volontaire, diplomate et flic, ses joues pâles se couvrant en une seconde de pourpre tandis que sa voix prenait une résonance métallique. Je ne crois pas avoir s-s-sollicité de votre part de propos d'ordre privé...

Jugeant cette observation d'une grossièreté inexcusable, Varia rentra sa tête dans ses épaules en se disant qu'atteint dans ses sentiments les meilleurs, Mizinov allait se vexer à mort et se mettre à hurler.

Mais le satrape se contenta de soupirer et répondit un peu sèchement :

- Vos conditions sont acceptées. Ayez donc l'entière liberté de votre action. D'ailleurs, c'est bien ainsi que j'envisageais votre travail. Vous n'avez qu'à observer, à écouter, et si quelque chose attire votre attention... Bon, ce n'est pas à moi de vous donner des leçons !

- Atchoum ! Effrayée d'avoir éternué, Varia se fit toute petite sur sa chaise.

La frayeur du général fut cependant bien plus grande encore que la sienne. Il se retourna en sursautant et braqua un regard ahuri sur le témoin involontaire de cette conversation confidentielle.

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- Madame, que faites-vous là? N'êtes-vous donc pas sortie de la pièce avec le lieutenant-colonel ? Comment avez-vous osé ?

- C'était à vous de faire attention, répondit la jeune femme fort dignement. Je ne suis ni un moustique ni une mouche pour que vous puissiez ignorer ma présence. D'ailleurs je suis en état d'arrestation, et personne ne m'a autorisée à partir.

Elle eut l'impression de voir un léger frémissement passer sur les lèvres de Fandorine. Non, elle s'était trompée, ce personnage ne savait pas sourire.

- Bon, qu'à cela ne tienne, et une menace discrète se fit entendre dans la voix de Mizinov. Madame ma non-parente, vous venez d'apprendre un certain nombre de choses que vous n'avez nullement à savoir. Et pour la sécurité de l'Etat, je vous place en arrestation administrative provisoire. Vous allez être conduite sous bonne garde à la quarantaine de la garnison de Kichinev, où vous demeurerez détenue jusqu'à la fin de la campagne. Vous n'avez à vous en prendre qu'à vous-même !

Varia pâlit.

- Mais je n'ai même pas rencontré mon fiancé...

- Vous le reverrez après la guerre, coupa Maliouta Skouratov1 qui se tourna vers la porte avec l'intention d'appeler ses opritchniks.

Mais à ce moment-là Eraste Pétrovitch se mêla de la conversation :

1. Ame damnée d'Ivan le Terrible, placé à la tête de sa garde. (N.d.T.)

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- Lavrenty Arkadiévitch, je pense qu'il serait tout à fait suffisant de demander à mademoiselle Souvorova de p-p-prêter serment.

- Je donne ma parole ! s'empressa de lancer Varia, heureuse d'avoir trouvé un défenseur.