Pour finir, ne sachant plus que faire, elle décida d'aller rendre une petite visite à Fandorine qui s'était vu attribuer une tente individuelle dans le secteur de l'état-major. Eraste Pétrovitch manquait lui aussi d'occupations, et elle le trouva vautré sur son lit de camp, avec dans les mains un livre turc dont il recopiait des mots.
- Vous êtes en train de servir les intérêts de l'Etat, monsieur le policier ? lança Varia qui avait décidé que le plus convenable allait être d'adopter avec l'agent un ton ironiquement négligent.
Fandorine se leva et jeta sur ses épaules une veste militaire sans épaulettes (il avait sans doute été obligé, lui aussi, de se vêtir de bric et de broc). Par le col entrouvert de sa chemise, Varia aperçut
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une chaînette en argent. Portait-il une croix ? Non, cela ressemblait davantage à un médaillon. Ce serait intéressant de savoir ce qu'il gardait dedans. Monsieur le policier serait-il porté au romantisme ?
Le conseiller titulaire ferma son col et répondit avec le plus grand sérieux :
- Quand on vit dans un Etat, il faut soit l'aimer et le protéger, soit le quitter, sinon c'est du parasitisme agrémenté de commérages de laquais.
Blessée par les " commérages de laquais ", Varia tenta de parer le coup :
- Il existe cependant une troisième possibilité : on peut détruire un Etat injuste pour en reconstruire un autre à sa place.
- Malheureusement, Varvara Andréevna, un Etat n'est pas une maison, ce serait plutôt un arbre. On ne le construit pas, il pousse tout seul suivant les règles de la nature, et ce processus est très lent. En l'occurrence, ce n'est pas un maçon qu'il faut, mais un jardinier.
Oubliant de s'en tenir au ton qui lui paraissait convenable, Varia s'écria avec passion :
- Nous vivons à une époque tellement difficile, tellement complexe ! Les gens honnêtes gémissent sous le joug de la bêtise et de l'arbitraire, et vous, vous êtes là à discuter comme un vieillard et à vous complaire à l'idée d'un jardinier !
Eraste Pétrovitch haussa les épaules.
- Chère et délicieuse Varvara Andréevna, je suis fatigué d'entendre geindre au sujet de notre " époque difficile ". Sous le tsar Nikolaï, quand l'époque était ô combien plus difficile que la nôtre, vos " gens honnêtes " marchaient au doigt et à l'oil
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et, infatigables, célébraient sur tous les tons leur existence heureuse. S'il est devenu possible de se plaindre de la bêtise et de l'arbitraire, c'est donc que les choses vont dans le bon sens.
Varvara Andréevna murmura alors entre ses dents la pire des insultes :
- Pour finir, vous n'êtes... vous n'êtes rien d'autre qu'un serviteur du trône !
Et comme Fandorine ne réagissait pas, elle expliqua dans une langue qui lui était accessible :
- Un esclave fidèle, privé d'intelligence et de conscience !
A peine l'expression lâchée, elle eut peur de sa grossièreté, mais Eraste Pétrovitch ne se fâcha pas et dit avec un soupir :
- Vous ne savez pas comment vous comporter avec moi. Et de un. Vous ne voulez pas me montrer de reconnaissance, et cela vous irrite. Et de deux. Laissez tomber toute idée de dette à mon égard, et nous nous entendrons parfaitement. Et de trois.
Cette condescendance plongea Varia dans une colère plus grande encore, d'autant que l'agent, ce serpent au sang froid, avait parfaitement raison.
- J'avais déjà remarqué que vous vous comportiez comme un professeur de danse : un-deux-trois, un-deux-trois. Qui vous a enseigné cette stupide façon de faire ?
- C'est vrai, j'ai eu des maîtres, répondit Fandorine en restant dans le vague.
Et, faisant fi de toute politesse, il se replongea dans son livre.
La tente sous laquelle se rassemblaient les journalistes accrédités auprès de l'état-major se voyait
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de loin. Devant l'entrée, un long cordon portait de petits drapeaux de différents pays, des fanions de revues et de journaux, mais aussi, bizarrement, une paire de bretelles rouge décorée d'étoiles blanches.
Pétia émit une supposition :
- Ils ont sans doute fêté la victoire de Lovtcha hier soir, et l'un d'entre eux a dû se donner à un tel point à la fête qu'il en a perdu ses bretelles.
Il souleva la portière de la tente, et Varia passa la tête.
Un certain désordre n'empêchait pas le club d'être accueillant à sa façon : tables de bois, chaises de toile, petit comptoir avec des rangées de bouteilles. Cela sentait le tabac, la cire à bougies et l'eau de Cologne masculine. Sur le côté, une longue table portait des piles de journaux russes et étrangers. Ces journaux étaient inhabituels, car composés de bandes de télégraphe. En jetant un coup d'oil au Daily Post, Varia eut la surprise de découvrir le numéro du jour. La rédaction devait l'envoyer par télégraphe. Ça alors !
Varia nota avec une satisfaction particulière qu'il n'y avait là que deux femmes, en plus elles portaient un pince-nez et n'étaient pas de première jeunesse. En revanche les hommes étaient très nombreux, et il y en avait même qu'elle connaissait.
Il y avait en premier lieu Fandorine, toujours avec son livre à la main. C'était assez stupide, ne peut-on pas lire chez soi, dans sa tente ?
A l'autre bout de la pièce se déroulait une partie d'échecs à un contre plusieurs : d'un côté de la table, allait et venait McLaughlin, tirant sur un
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petit cigare et arborant un sourire condescendant et bonhomme ; de l'autre, installés chacun devant un échiquier, Sobolev, Paladin et deux autres personnes que Varia ne connaissait pas avaient un air profondément concentré.
- Tiens, voici notre petit Bulgare ! s'écria le général Michel, visiblement soulagé de se lever de sa chaise. On ne vous reconnaît pas ! C'est bon, Seamus, disons que ça fera zéro zéro.
Paladin eut un sourire affable en direction des entrants et arrêta son regard sur Varia (ce qui fut agréable), mais continua de jouer. En revanche, passant la main sur sa moustache géminée au-delà de toute mesure, un officier au visage hâlé, vêtu d'un uniforme d'une blancheur plus qu'éblouissante, surgit brusquement devant Sobolev et lança en français :
- Général, je vous en supplie, présentez-moi à votre délicieuse amie ! Eteignez les bougies, messieurs ! Nous n'en avons plus besoin, le soleil vient de se lever !
Les deux dames âgées jetèrent à Varia un regard on ne peut plus désapprobateur, elle-même d'ailleurs fut quelque peu décontenancée par pareille entrée en matière.
Sobolev eut un petit ricanement :
- Vous avez devant vous le colonel Loukan, représentant personnel de notre précieux allié, Son Altesse Karl, prince de Roumanie, mais je vous avertis, Varvara Andréevna, le colonel est plus mortel pour les cours féminins qu'un anchiar.
Le ton adopté signifiait clairement qu'il convenait de ne pas faire trop de cas du Roumain, et Varia répondit d'un air guindé et en s'appuyant sur le bras de Pétia :
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- Enchantée. Mon fiancé, Pétia lablokov, engagé volontaire.
Prenant galamment le poignet de Varia avec deux de ses doigts (une bague ornée d'un diamant d'une taille imposante lança un éclair), Loukan était sur le point de déposer un baiser sur la main de la jeune femme, mais il se trouva rabroué comme il se devait :