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- A Saint-Pétersbourg, on ne fait pas le baisemain aux femmes modernes.

Cela dit, il y avait là des gens intéressants, et Varia était contente d'être venue. Elle était cependant dépitée de voir que Paladin n'en finissait pas avec cette maudite partie d'échecs. Les choses avaient cependant l'air d'aller à leur conclusion, tous les autres partenaires de McLaughlin avaient déjà capitulé, et le Français n'avait visiblement aucune chance, ce qui d'ailleurs n'avait pas l'air de l'attrister. Il jetait fréquemment des coups d'oil du côté de Varia, souriait avec insouciance et sifflotait avec talent une chansonnette à la mode.

Sobolev alla se poster près du joueur et, jetant un regard à l'échiquier, reprit machinalement le refrain :

- Folichon, folichonnette... Rendez-vous, Paladin, ça commence à ressembler à un véritable Waterloo !

- La garde meurt, mais ne se rend pas !

Et, tirant d'un coup sec sur sa barbe étroite et pointue, le Français avança un pion. On vit alors soudain l'Irlandais se renfrogner et commencer à souffler.

Varia sortit une seconde pour prendre l'air et pour admirer le coucher du soleil. Quand elle

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revint, l'échiquier avait disparu et la conversation roulait ni plus ni moins que sur les rapports entre l'homme et Dieu.

McLaughlin, qui répondait visiblement à une réplique de Paladin, était en train de dire avec passion :

- Il ne saurait en l'occurrence s'agir de respect mutuel. Les relations de l'homme avec le Très Haut reposent sur la reconnaissance intrinsèque d'une inégalité. Il ne vient tout de même pas à l'idée des enfants de prétendre à une égalité avec leurs parents ! Le fils reconnaît sans réserve la supériorité de son père ainsi que sa dépendance, il a pour lui du respect, et c'est pour cela qu'il se montre obéissant, pour son propre bien d'ailleurs.

- Permettez-moi de filer votre métaphore, dit le Français avec un sourire et en suçotant son chi-bouk turc. Tout cela n'est vrai que des enfants en bas âge. Dès que le fils grandit, il ne manque jamais de remettre en cause l'autorité de son père, alors que celui-ci est encore mille fois plus sage et plus puissant que lui. C'est là un phénomène naturel et sain, sans lequel l'homme resterait toujours un bébé. C'est précisément cette période que vit aujourd'hui l'humanité qui a avancé en âge. Plus tard, quand elle aura été plus loin encore, de nouvelles relations entre elle et Dieu, fondées sur l'égalité et sur le respect réciproques, se mettront immanquablement en place. Et un jour viendra où l'enfant aura tellement grandi que son père lui sera devenu totalement inutile.

- Bravo, Paladin, vous parlez aussi bien que vous écrivez, s'écria Pétia. Malheureusement, le problème, c'est que Dieu n'existe pas, il n'existe

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que de la matière avec des principes élémentaires de bonne conduite. Quant à vous, je vous conseille de faire de vos conceptions un billet pour La Revue parisienne, c'est un sujet excellent.

- Pour faire un bon billet, on n'a pas besoin de sujet, déclara le Français. Il suffit de savoir écrire. McLaughlin était scandalisé :

- Là, vous allez un peu loin. Sans sujet, même un équilibriste verbal comme vous ne saurait rien faire de bon.

- Désignez-moi n'importe quel objet, le plus trivial qui soit, et je rédigerai un article que ma revue sera heureuse de publier. (Paladin tendit la main.) Vous voulez parier? Ma selle espagnole contre votre binocle Zeiss ?

L'assistance s'anima fortement.

- Je parie deux cents roubles sur Paladin, déclara Sobolev.

- N'importe quel objet ? répéta lentement l'Irlandais, vraiment n'importe lequel ?

- Absolument ! Si vous le voulez, je prends la mouche qui vient de s'installer sur la moustache du colonel Loukan.

Le Roumain s'empressa de chasser l'intruse et dit:

- Trois cents roubles sur monsieur McLaughlin. Mais quel objet choisir ?

- Prenez ne serait-ce que vos vieilles chaussures (McLaughlin pointa le doigt sur les bottes de youfte empoussiérées du Français), et essayez d'écrire quelque chose que le public parisien lira avec enthousiasme.

Sobolev leva les deux mains la paume ouverte :

- Tant qu'on n'a pas topé là, je passe. Ses vieilles chaussures, c'est quand même exagéré.

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Pour finir, mille roubles furent misés sur l'Irlandais, tandis qu'il ne se trouva personne pour soutenir le Français. Varia eut un mouvement de pitié en faveur de ce dernier, mais comme ni elle ni Pétia n'avaient d'argent, elle s'approcha de Fando-rine qui continuait de feuilleter son livre de hiéroglyphes turcs et lui susurra d'un air mauvais :

- Qu'est-ce que vous attendez ? Vous pouvez bien parier sur lui. Qu'est-ce que cela vous coûtera ? Vous avez bien dû recevoir quelques espèces sonnantes et trébuchantes de votre satrape ! Je vous rendrai la somme un peu plus tard.

Eraste Pétrovitch fit une grimace et dit sans entrain :

- Cent roubles sur monsieur Paladin ! Après quoi il se replongea dans sa lecture. Loukan résuma la situation :

- Ce sera donc du dix contre un. Le gain ne sera pas énorme, messieurs, mais il est sûr.

C'est à cet instant que fit irruption dans la tente le capitaine que Varia connaissait bien. Il était méconnaissable : uniforme impeccable, bottes étincelantes, imposant bandeau noir sur l'oil (son hématome ne devait pas encore être passé), bandage blanc tout autour de la tête.

- Excellence, messieurs, je sors de chez le baron Krûdener, déclara-t-il d'un air digne. J'ai une information importante pour la presse. Vous pouvez noter : capitaine Pérépelkine, de l'état-major, département des Opérations. Pé-ré-pel-ki-ne. Nikopol a été pris d'assaut. Nous avons fait prisonniers deux pachas et six mille soldats ! Nos pertes sont infimes. C'est la victoire, messieurs !

- Peste ! Encore une fois sans moi ! gémit Sobolev, qui se rua dehors sans prendre congé de personne.

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Le capitaine accompagna le général d'un regard un peu éperdu, mais il était déjà entouré de toutes parts par des journalistes, et il se mit à répondre avec une joie évidente à leurs questions, faisant parade de ses connaissances en français, en anglais et en allemand.

Varia fut étonnée du comportement d'Eraste Pétrovitch.

Jetant son livre sur la table, il écarta résolument les correspondants de presse et demanda d'une voix presque basse :

- Excusez-moi, capitaine, vous ne vous trompez pas ? Vous savez bien que Krudener a reçu l'ordre de prendre Plevna, et Nikopol est dans la direction diamétralement opposée.

Quelque chose dans sa voix en imposa au capitaine, qui cessa immédiatement de prêter intérêt aux journalistes.

- Non, monsieur, je ne fais pas erreur. J'ai reçu moi-même le télégramme de l'état-major suprême, assisté à son déchiffrement, après quoi je l'ai porté moi-même à monsieur le baron. Je me souviens parfaitement du texte : "Au lieutenant général baron Krudener, commandant du détachement occidental. Je vous donne l'ordre d'occuper Nikopol et de vous y retrancher avec au moins une division. Nikolaï. "

Fandorine pâlit.

- Nikopol ? demanda-t-il plus bas encore. Et qu'en est-il de Plevna ? Le capitaine haussa les épaules :

- Je n'en ai pas la moindre idée. Des pas et un tintement d'armes se firent tout à coup entendre. La portière fut brutalement soule-

vée, et l'on vit se découper la figure du lieutenant-colonel Kazanzakis, de sinistre mémoire. Dans le dos du capitaine étincelaient les baïonnettes d'une escorte. Le gendarme arrêta une seconde son regard sur Fandorine, ignora Varia, mais eut un sourire joyeux en découvrant Pétia.

- Ah ! le voilà, l'ami ! C'est bien ce que je pensais. Soldat volontaire lablokov, je vous arrête. Qu'on l'emmène, ordonna-t-il en se tournant vers son escorte.

Deux hommes vêtus d'un uniforme bleu firent rapidement leur entrée dans le club et s'emparèrent d'un Pétia paralysé par la peur.

- Mais vous êtes fou ! hurla Varia. Lâchez-le immédiatement.

Kazanzakis ne l'honora même pas d'une réponse. JJ claqua des doigts, et le prisonnier fut immédiatement entraîné dehors, tandis que le lieutenant-colonel s'attardait quelque peu dans la tente, laissant errer alentour un sourire énigmatique.