Varia en appela à Fandorine d'une voix sonore :
- Eraste Pétrovitch, qu'est-ce qui se passe ? Expliquez-lui.
- Quel motif? demanda ce dernier d'un air bougon, les yeux fixés sur le col du gendarme.
- Dans le texte décodé par lablokov, un mot a été changé. A la place de Plevna, il a mis Nikopol, c'est tout. Pendant ce temps-là, il y a trois heures, l'avant-garde d'Osman Pacha a occupé la ville de Plevna laissée vide et menace à présent notre flanc. Voilà ce qu'il en est, monsieur l'observateur.
Varia entendit soudain la voix de Paladin qui parlait un russe assez correct, mais en y ajoutant de délicieux grasseyements.
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- Eh bien, McLaughlin, le voilà le miracle dont vous parliez et qui peut sauver la Turquie !
- Ce n'est pas un miracle, monsieur le correspondant, c'est une simple trahison, fit le lieutenant-colonel, les yeux rivés sur Fandorine à qui il dit : Je ne sais vraiment pas comment vous allez pouvoir expliquer cela à Son Excellence.
- Vous parlez trop, lieutenant-colonel. (Le regard d'Eraste Pétrovitch se porta plus bas encore, sur le premier bouton de l'uniforme du gendarme.) La vanité ne doit pas nuire à la cause.
- Comment ? (Le visage de Kazanzakis fut parcouru par un petit tic.) Voilà que vous me faites la morale ? Vous ? Il ne manquait plus que cela ! Sachez, monsieur l'enfant prodige, que j'ai eu l'occasion de prendre quelques renseignements sur vous. Du fait de ma charge. Et moralement tout cela ne vous donne pas un profil bien respectable. Vous prenez sur vous bien au-delà de votre âge. Je me suis laissé dire que vous aviez eu l'habileté de conclure un magnifique mariage, c'est cela ? Et doublement profitable : belle dot et liberté conservée. Pas mal monté ! Félici...
Il n'acheva pas car, habilement, comme un chat qui donne un coup de patte, Eraste Pétrovitch lui envoya sa main sur ses lèvres gonflées. Varia poussa un petit cri, tandis que l'un des officiers attrapait Fandorine par le bras pour le relâcher aussitôt dans la mesure où il ne donnait plus aucun signe de violence.
- Duel au pistolet, annonça Eraste Pétrovitch d'une voix absolument quotidienne, en regardant cette fois le lieutenant-colonel droit dans les yeux. Et tout de suite, immédiatement, avant que le commandement ne s'en mêle.
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Kazanzakis était cramoisi. Ses yeux, noirs comme des pruneaux, étaient injectés de sang. Après une courte pause, avalant sa salive, il dit :
- Par ordre de Sa Majesté impériale, les duels sont formellement interdits durant tout le temps de la guerre. Et vous le savez parfaitement, Fandorine.
Le lieutenant-colonel quitta la tente dont la portière battit d'un coup sec. Varia demanda :
- Eraste Pétrovitch, que faut-il faire à présent ?
La Revue parisienne 18 (6) juillet 1877
Charles Paladin
Une vieille paire de bottes Croquis du front
Fendillé de partout, le cuir en est devenu plus doux que les lèvres d'un cheval. On ne saurait se montrer dans le monde chaussé de la sorte, d'ailleurs je ne m'y montre pas, mes bottes ont une tout autre destination.
Elles ont été cousues à ma mesure il y a dix ans par un vieux Juif de Sofia qui m'a escroqué de dix lires en me disant : " Monsieur, j'aurai depuis longtemps donné naissance aux racines d'une bardane que vous les porterez encore avec, au cour, un souvenir ému pour Isaac. "
Moins d'un an après, alors que je me rendais aux fouilles d'une ville assyrienne, le talon de ma botte gauche s'est détaché et j'ai dû retourner au camp. J'avançais tout seul en boitillant sur le sable brûlant, et je maudissais le vieux bandit de Sofia en me promettant de jeter au plus vite mes bottes au feu.
Mais mes collègues, archéologues britanniques, ne
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sont pas arrivés jusqu'aux fouilles non plus. Ils ont été attaqués et égorgés jusqu'au dernier par les cavaliers de Rifat Bey qui considère tous les Giaours comme les enfants de Chaïtan. Je n'ai pas mis mes bottes au feu, j'ai changé le talon et je les ai fait ferrer à argent.
En 1873, en mai, comme je me rendais à Khiva, mon guide Assaf a eu l'idée de se rendre maître de ma montre, de mon fusil et de mon cheval moreau Yatagan. La nuit, pendant que je dormais, il a glissé un eff dont la morsure est mortelle dans ma botte gauche. Mais celle-ci était à ce point avachie que le serpent a repris le chemin du désert. Au matin, c'est Assaf lui-même qui m'a raconté l'histoire, voyant dans ce qui venait de se produire le doigt d'Allah.
Six mois plus tard, le navire Adrianopol a heurté un rocher dans le golfe de Thermaïkos, et j'ai dû nager deux lieues et demie avant d'atteindre la rive. Mes bottes me tiraient vers le fond, mais je ne les ai pas enlevées. Je savais que ce geste serait synonyme de capitulation, et qu'alors je n'irais pas jusqu'au bout. Mes bottes m'ont aidé à tenir. J'ai été le seul rescapé de la catastrophe, tous les autres ont péri.
Aujourd'hui, je suis là où l'on tue. La mort flotte autour de nous tous les jours. Mais je suis serein. J'enfile mes bottes qui, de noires, sont devenues en dix ans toutes rousses, et je me sens au feu comme sur une piste de danse avec des escarpins aux pieds.
A l'idée qu'il pourrait bien pousser sur le corps du vieil Isaac, je ne permettrai jamais à mon cheval de piétiner un buisson de bardane.
Cela faisait trois jours que Varia travaillait avec Fandorine. Il fallait tirer Pétia d'affaire, or Eraste Pétrovitch prétendait que le seul et unique moyen était de trouver le véritable coupable. Et c'est Varia elle-même qui était venue supplier le conseiller titulaire de l'accepter comme collaboratrice.
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Pour Pétia, les choses allaient mal. Varia n'était pas autorisée à le voir, mais elle savait par Fando-rine que toutes les preuves étaient contre lui. Recevant du lieutenant-colonel Kazanzakis l'ordre du commandant en chef, Pétia s'était immédiatement mis au travail, après quoi, conformément aux instructions, il avait porté personnellement la dépêche codée au télégraphe. Varia se disait que, étourdi de nature, Pétia avait bien pu confondre les deux villes, d'autant plus que chacun avait entendu parler de la forteresse de Nikopol, alors que jusque-là rares étaient ceux qui connaissaient la petite ville de Plevna. Malheureusement, Kazanzakis ne croyait pas à l'étourderie, d'ailleurs Pétia s'obstinait à répéter qu'il se souvenait parfaitement d'avoir codé Plevna, un nom si amusant. Le pire était que, selon Eraste Pétrovitch qui avait assisté à l'un de ses interrogatoires, lablokov cachait visiblement quelque chose et le faisait fort maladroitement. Pétia ne montrait jamais aucun talent dans l'art de mentir, Varia le savait bien. Et c'est ainsi que l'on s'avançait vers le tribunal.
Fandorine avait cependant une étrange façon de chercher le véritable coupable. Tous les matins, arborant une étrange tenue rayée, il faisait longuement de la gymnastique anglaise. Après quoi il passait le plus clair de la journée sur son lit, se bornant le plus souvent à faire une courte visite dans le département des Opérations de l'état-major. Le soir, il se retrouvait immanquablement au club des journalistes, fumant de petits cigares, lisant un livre, buvant du vin sans en être nullement affecté et ne participant qu'à contrecour aux conversations. Il ne lui donnait aucune mission, et
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le soir, avant de prendre congé, il se contenait de lui dire : " A demain, on se reverra au club. "
Varia devenait folle de se voir si impuissante. Dans la journée, elle allait et venait dans le camp, l'oil ouvert, attentive à tout, essayant de repérer quelque chose de louche. Mais elle ne découvrait rien et, fatiguée, se rendait dans la tente d'Eraste Pétrovitch pour le secouer un peu et le pousser à l'action. Un désordre absolument indescriptible régnait dans l'antre du conseiller titulaire : des livres, des cartes, des bouteilles tressées ayant contenu du vin bulgare, des vêtements, des boulets de canon utilisés sans doute comme haltères traînaient en vrac. Un jour, sans faire attention, Varia s'était assise sur une assiette de plov froid qui n'avait rien à faire sur une chaise. Cet incident la mit fortement en colère, et elle ne put jamais ravoir la tache de graisse sur son unique robe correcte.