Le soir du 7 juillet, à l'occasion de son anniversaire, le colonel Loukan donna une petite fête au press-club (c'est ainsi qu'on s'était mis à dénommer à la mode anglaise la tente des journalistes), faisant venir de Bucarest trois caisses de champa-gne qu'il disait avoir payé trente francs la bouteille. Mais tout cet argent avait été dépensé en vain, car on oublia bien vite le généreux donateur au profit du véritable héros du jour que fut Paladin.
Le matin, s'étant armé du binocle Zeiss gagné à un McLaughlin ridiculisé (ses misérables cent francs avaient entre parenthèses rapporté à Fandorine la coquette somme de mille francs, et tout cela grâce à Varia), le Français avait effectué une expédition audacieuse : se rendant seul à Plevna, il avait, sous la protection de son brassard de journa-
95
liste, pénétré dans les lignes de l'ennemi, réussissant même à obtenir une interview d'un colonel turc.
- Monsieur Pérépelkine m'a obligeamment indiqué la façon dont je pouvais approcher de la ville en évitant les balles, racontait Paladin entouré d'auditeurs admiratifs, et en effet cela n'a pas été compliqué du tout. Les Turcs n'ont même pas eu l'habileté de disposer des veilleurs correctement, et ce n'est qu'entré pratiquement dans la ville que j'ai rencontré le premier asker. " Qu'est-ce que tu as à me regarder comme cela ? lui ai-je lancé. Dépêche-toi de me conduire à ton chef le plus haut placé. " En Orient, messieurs, l'essentiel est de se tenir comme un padischah. Si on hurle et si on insulte les gens, c'est qu'on en a le droit. Il m'a conduit à un colonel dont le nom est Ali Bey : fez rouge, épaisse barbe noire, insigne de Saint-Cyr sur la poitrine. Parfait, me suis-je dit, la doulce France va me tirer d'affaire. Je me suis présenté. Voilà, je suis un représentant de la presse française. Le destin m'a placé dans le camp russe, mais c'est d'un ennui mortel, pas le moindre exotisme, rien que de l'alcool qui coule à flots. Le respectable Ali Bey daignerait-il m'accorder une interview pour le public parisien ? Il a daigné. Et nous voilà confortablement installés à déguster une boisson glacée. Mon Ali Bey m'interroge : " Le sympathique café à l'angle de la rue Raspail et de la rue de Sèvres existe-t-il toujours ?" A vrai dire, je n'en ai pas la moindre idée, car il y a bien longtemps que je ne suis pas allé à la capitale, je n'en réponds pas moins : " Bien sûr, et il est même de plus en plus animé. " Nous avons discuté des grands boule-
96
vards, du french cancan, des cocotes parisiennes. Le colonel a fini par se détendre complètement, sa barbe, qu'il a réellement très imposante, à telle enseigne qu'on dirait le maréchal de Retz, en est devenue plus vaporeuse encore, et le voilà parti à soupirer : " Non, dès que cette maudite guerre prend fin, je retourne à Paris au plus vite ! - Mais va-t-elle se terminer bientôt, Effendi ? - Oui, m'a répondu Ali Bey, il n'y en a plus pour longtemps. Dès que les Russes m'auront vidé de Plevna avec les trois ou quatre hommes que j'ai sous mes ordres, on pourra mettre le point final. Ils auront route ouverte jusqu'à Sofia. " J'ai pris un air compatissant : " Aïe ! aïe ! aïe ! vous êtes un homme courageux, Ali Bey! Faire face à toute l'armée russe avec si peu d'hommes ! Il faut absolument que je parle de cela dans mon journal. Mais où se trouve donc le valeureux Osman Nuri Pacha avec son corps d'armée ? " Le colonel a enlevé son fez et fait un geste de mépris. " II a promis d'être là demain. Mais il ne tiendra pas parole, les routes sont mauvaises. S'il est là après-demain soir, ce sera bien le plus tôt. " Bref, nous avons passé un bon moment ensemble, à évoquer Constantinople, Alexandrie, et c'est à grand-peine que j'ai réussi à le quitter, car il avait déjà donné l'ordre d'abattre un mouton. Suivant le conseil de monsieur Pérépelkine, j'ai donné connaissance de mon interview à l'état-major du grand prince, qui a jugé ma discussion avec Ali Bey intéressante, fit modestement le correspondant pour conclure. J'imagine que, dès demain, le colonel turc aura une petite surprise !
A peine Paladin avait-il achevé son récit que Sobolev se précipitait sur lui, ouvrant largement ses bras de général.
97
- Oh ! Paladin, chère tête brûlée ! Vous êtes un vrai Gaulois, venez que je vous donne l'accolade !
Le visage du journaliste disparut sous la large barbe, tandis que McLaughlin, qui faisait une partie d'échecs avec Pérépelkine (le capitaine avait enfin ôté son bandeau noir, et c'est de ses deux yeux concentrés et plissés qu'il considérait l'échi-quier), remarqua sèchement :
- Le capitaine n'avait pas à vous utiliser en qualité d'espion, et je ne suis pas certain, mon cher Charles, que votre aventure soit tout à fait irréprochable du point de vue de l'éthique journalistique. Le correspondant d'un Etat neutre n'a pas le droit d'épouser une cause ou l'autre dans un conflit et encore moins de faire fonction d'espion, dans la mesure où-Mais l'ennuyeux Celte fut pris à partie avec une telle véhémence par l'assistance entière, y compris Varia, qu'il dut se taire.
Soudain une voix sonore et assurée se fit entendre :
- Tiens, mais on s'amuse ici !
Se retournant, Varia vit se découper dans l'entrée un bel officier de hussards de haute taille, brun, le visage orné d'une moustache affriolante, des yeux légèrement proéminents remplis d'insouciance et une croix de Saint-Georges toute neuve sur un cordon. L'attention générale dont il fut l'objet ne troubla nullement le nouvel arrivant qui eut l'air au contraire de trouver que la chose allait de soi.
L'officier se présenta :
- Comte Zourov, capitaine de cavalerie du régiment de hussards de Grodno.
98
Puis, se tournant vers Sobolev :
- Vous ne me reconnaissez pas, Excellence ? Nous avons pris Kokand ensemble, à l'époque je faisais partie de l'état-major de Constantin Pétro-vitch.
- Mais si, bien sûr, je me souviens très bien de vous, acquiesça le général. Je crois même savoir que vous avez été déféré devant un tribunal pour jeu de cartes durant une campagne et pour duel avec un intendant dont je ne sais plus le nom.
- Dieu est miséricordieux, les choses se sont tassées, répondit le hussard avec légèreté. On m'a dit que je pourrais trouver là mon vieil ami Eraste Pétrovitch Fandorine. J'espère que c'est vrai ?
Varia porta immédiatement le regard sur le conseiller titulaire assis dans un coin reculé. Elle le vit se lever, pousser un soupir d'un air douloureux et dire sans enthousiasme :
- Hippolyte ! Que fais-tu ici ?
Le hussard courut vers lui et entreprit de le secouer par les épaules en y mettant un tel zèle que la tête d'Eraste Pétrovitch se mit à baller d'avant en arrière.
- Te voilà, que le diable t'emporte ! Quand je pense que le bruit avait couru qu'en Serbie les Turcs t'avaient empalé ! Oh ! Mais tu ne t'es pas arrangé, mon ami, tu es méconnaissable ! Et c'est pour faire plus sérieux que tu te teins les tempes ?
On avait beau dire, tout cela constituait pour le conseiller titulaire un cercle de relations bien étrange : le Pacha de Vidin, le chef des gendarmes, et à présent ce beau garçon image d'Epinal aux manières de bretteur. Comme sans le faire exprès, Varia se rapprocha d'eux pour ne pas perdre un mot de leur conversation.
99
1,
Zourov cessa de secouer son interlocuteur, se contentant à présent de lui donner de petites tapes dans le dos :
- Eh oui, le destin nous en a joué, des tours, à toi et à moi ! Je te raconterai mes aventures plus tard, en tête-à-tête, ce ne sont pas des choses qu'une dame peut entendre (il jeta un regard enjoué à Varia). Pour ce qui est de la conclusion, elle est connue : je me suis retrouvé sans le sou, dans la solitude la plus totale et le cour brisé à jamais (nouveau regard du côté de Varia).