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- Qui aurait p-p-pu croire cela ? commenta Fandorine en se reculant.

- Tu bégaies un peu ? C'est le résultat d'une commotion ? Ce n'est rien, ça passera. Moi, à Kokand, l'explosion d'un obus m'a projeté contre l'angle de mur d'une mosquée, et j'en ai claqué des dents pendant tout un mois. Tu ne me croiras pas, mais je n'arrivais pas à trouver ma bouche avec mon verre. Après, ça s'est arrangé.

- Et à présent, tu viens d'où ?

- Cela, frère Erasme, c'est une longue histoire.

Le hussard embrassa du regard les habitués du club qui le considéraient avec une curiosité évidente et dit :

- Ne restez pas à l'écart, messieurs, approchez-vous ! Je me propose de raconter ma Shéhérazade à Erasme.

- Ton odyssée, corrigea à mi-voix Fandorine en se retirant derrière le dos de Loukan.

- Une odyssée, c'est quand ça se passe en Grèce, moi c'est bien d'une Shéhérazade qu'il s'agit. (Zourov fit une pause destinée à mettre ses auditeurs en appétit et commença son récit.) Ainsi

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donc, messieurs, à la suite de circonstances que Fandorine et moi sommes seuls à connaître, je me suis retrouvé à Naples sans le sou. J'ai emprunté cinq cents roubles au consul de Russie - le chien, il ne m'a pas donné plus - et j'ai pris la mer avec l'intention de me rendre à Odessa. En route malheureusement, poussé par le démon, j'ai eu la fâcheuse idée de faire une petite banque avec le capitaine et le navigateur, et ils m'ont plumé, ces bandits, jusqu'à ne plus me laisser un sou vaillant. Il va de soi que j'ai émis une protestation, mettant quelque peu à mal la propriété du navire, ce qui fait qu'arrivés à Constantinople, ils m'ont jeté dehors... Je veux dire qu'ils m'ont débarqué sans argent, sans affaires, et même sans chapeau. Or c'était l'hiver, messieurs. Un hiver turc, bien sûr, mais il faisait froid quand même. Je n'avais pas d'autre solution que de courir à notre ambassade où, franchissant difficultueusement tous les obstacles, j'ai réussi à me faire recevoir par l'ambassadeur lui-même. Nikolaï Pavlovitch Gnatiev est un homme bien. Je ne peux pas vous avancer d'argent, m'a-t-il dit, car j'ai une position de principe contre toute forme de prêt, en revanche, comte, si cela vous convient, je suis prêt à vous prendre comme officier d'ordonnance, j'ai un grand besoin d'hommes de valeur. Si vous acceptez, vous toucherez une somme de départ et tout ce qui s'ensuit. Me voilà donc officier d'ordonnance.

Sobolev hocha la tête :

- Auprès de Gnatiev lui-même ? Le vieux renard avait sans doute repéré en vous quelque chose de particulier.

Zourov haussa les épaules, fit modestement un geste de ses bras qui signifiait qu'il n'en savait pas plus et continua son récit.

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- Dès le premier jour de mon nouveau service, j'ai provoqué un conflit international et été à l'origine d'un échange de notes diplomatiques. Nikolaï Pavlovitch m'avait envoyé rencontrer Hassan Haï-rul, le principal prêtre turc, quelqu'un comme le pape, un homme connu pour sa sainteté et pour sa haine des Russes.

- Le Cheik ul islam ressemble davantage à votre procureur du Saint Synode, corrigea MacLaughlin, occupé à prendre des notes dans un carnet.

- Oui, c'est cela, approuva Zourov. C'est bien ce que je dis. Haïrul et moi, nous avons immédiatement éprouvé de l'antipathie l'un pour l'autre. Je me suis adressé à lui de la manière la plus protocolaire, par l'intermédiaire d'un interprète : " Votre Eminence, je suis porteur d'un pli urgent du général Gnatiev. " Lui, le chien, ses yeux m'ayant lancé un éclair, a répondu en français, exprès pour que le drogman n'adoucisse pas la chose : " C'est l'heure de la prière. Attends. " Puis il s'est assis sur ses talons, et, se tournant vers La Mecque, il a commencé à psalmodier : " O grand et tout-puissant Allah ! Accorde à ton fidèle serviteur la grâce de voir de son vivant les vils Giaours, indignes de fouler ton sol sacré, brûler en enfer. " Eh bien, comme il y va ! Depuis quand s'adresse-t-on à Allah en français ? C'est bon, me suis-je dit, moi aussi, je vais introduire quelques nouveautés dans le canon orthodoxe. Voilà que pour finir Haïrul se tourne vers moi, la face épanouie, comment donc, ne venait-il pas de remettre à sa place un Giaour ! " Donne-moi la lettre de ton général ", me dit-il. " Pardonnez-moi, Eminence *, lui ai-je fait en

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réponse. Pour nous autres Russes, c'est justement l'heure de la grand-messe. Soyez assez aimable pour attendre une petite minute. " Là-dessus je tombe à genoux, et me voilà parti à prier dans la langue de Corneille et de Rocambole : " Dieu miséricordieux, sois généreux avec ton boyard et esclave pécheur, je veux dire avec le chevalier Hip-polyte, donne-lui la joie de voir ces chiens de musulmans griller sur la poêle ! " Bref, j'ai rendu plus complexes encore les relations russo-turques qui n'étaient déjà pas bonnes. Haïrul n'a pas pris le pli, il nous a insultés d'une voix forte dans sa langue et nous a mis dehors, le drogman et moi. Nikolaï Pavlovitch m'a fait quelques reproches pour la forme, bien sûr, mais j'ai bien eu l'impression qu'il était plutôt content. Visiblement, il savait ce qu'il faisait en me chargeant de cette mission. Sobolev marqua son approbation :

- Bravo, beau geste, digne de nos aventures communes au Turkestan !

- Pas très diplomatique cependant, intervint le capitaine Pérépelkine en considérant le hussard aux manières si dégagées d'un regard désapprobateur.

- Je ne suis d'ailleurs pas resté longtemps dans la branche diplomatique, fit Zourov avec un soupir avant d'ajouter, rêveur : Ce n'est visiblement pas ma voie.

Eraste Pétrovitch fit entendre un assez fort ricanement.

- Un jour, je me promenais sur le pont de Galata en faisant parade de mon uniforme russe et en jetant des petits regards aux jolies filles. Elles portent certes un tchador, mais les coquines choi-

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sissent une toile d'une tranparence telle qu'elles n'en sont que plus séduisantes. Et voilà que je vois passer en calèche un être divin, avec, au-dessus de la voilette, des yeux de velours immenses qui scintillent. A ses côtés, un eunuque abyssin obèse, un vrai porc comme on n'en imagine pas de plus gras. Derrière, une autre calèche occupée par des servantes. Je m'arrête, je m'incline dignement comme il sied à un diplomate, quant à elle, enlevant son gant, de sa main blanche (Zourov mit ses doigts en sifflet), elle m'envoie un baiser.

- Elle a enlevé son gant ? fit répéter Paladin en prenant un air d'expert. C'est du sérieux, messieurs. Le prophète considérait que les mains étaient la partie la plus désirable du corps humain, et il a formellement interdit à toute musulmane pieuse de se promener sans gants pour éviter de tenter le cour des hommes. Ce qui veut dire que le fait de se déganter, c'est un grand signe", c'est comme si une femme européenne enlevait... Non, je me dispenserai de donner un parallèle, fit-il gêné en regardant Varia.

Cette interruption servit le hussard qui reprit :

- Vous voyez bien ! Pouvais-je après cela offenser cette dame en ne lui prêtant pas attention ? Je prends donc le limonier par la bride, et je l'arrête avec l'intention de me présenter. A ce moment-là, cette baderne d'eunuque m'envoie un magistral coup de fouet en travers de la joue. Quelle solution me reste-t-il ? Je sors mon sabre, je lui traverse le corps, j'essuie ma lame à son caftan de soie et je rentre chez moi abattu. J'avais perdu tout intérêt pour la dame. Je sentais bien que l'affaire allait mal tourner. Et mes pressentiments étaient justes, la conclusion a été on ne peut plus fâcheuse.

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- Pourquoi cela ? demanda Loukan, qui brûlait de curiosité. C'était la femme d'un pacha ?

- Pire, dit Zourov avec un soupir. Celle de Sa Grandeur musulmane Abdùl-Hamid II. Et l'eunuque aussi, bien sûr, appartenait au sultan. Nikolaï Pavlovitch a fait tout son possible pour plaider ma cause, allant jusqu'à dire au padischah lui-même : " Si mon lieutenant avait supporté un coup de fouet de la part d'un esclave sans réagir, je lui aurais arraché ses épaulettes de mes propres mains pour avoir déshonoré le titre d'officier russe. " Mais que voulez-vous qu'ils comprennent à l'uniforme d'officier russe ? Ils m'ont expulsé dans les vingt-quatre heures. Premier paquebot, et direction Odessa. Heureusement que la guerre a éclaté peu de temps après. Quand je suis allé prendre congé, Nikolaï Pavlovitch m'a dit : " Remercie le Seigneur, Zourov, qu'il ne se soit pas agi de la première femme, mais simplement d'une " kutchum-kadine ", d'une " petite madame ".