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Les hommes partirent d'un grand rire, et Varia s'écria :

- Vous devriez avoir honte, messieurs, c'est tout simplement horrible ! Paladin la rassura :

- Voici cependant bientôt cent ans, mademoiselle Varia, que les mours des harems se sont adoucies, et ce grâce à une femme remarquable, qui est d'ailleurs l'une de mes compatriotes.

- Racontez-nous, demanda Varia.

- Les choses se sont passées de la façon suivante. Un paquebot français traversait la Méditerranée, portant à son bord, parmi les passagers, une jeune fille de dix-sept ans d'une rare beauté. Cette jeune fille s'appelait Aimée Dubuc de Rivery, et elle était originaire de l'île enchanteresse de la Martinique, qui avait déjà offert au monde bon nombre de beautés légendaires dont madame de Maintenon et Joséphine de Beauharnais. Notre jeune Aimée connaissait d'ailleurs fort bien cette dernière qui,

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alors, s'appelait encore tout simplement Joséphine Tascher de La Pagerie, et les deux jeunes femmes étaient même liées d'amitié. L'histoire ne dit pas les raisons pour lesquelles la belle créole avait entrepris de naviguer sur des mers qui alors abondaient en pirates. On sait seulement qu'au large de la Sardaigne, le navire a été accosté par des corsaires, et la jeune Française s'est retrouvée sur le marché d'esclaves d'Alger où elle a été achetée par le dey en personne, celui-là même dont monsieur Popristchine* prétend qu'il a une verrue sous le nez. Le dey était âgé, et la beauté féminine ne présentait plus pour lui aucun attrait, en revanche il portait le plus grand intérêt aux relations à entretenir avec la Sublime Porte, aussi la pauvre Aimée est-elle partie pour Istanbul en qualité de cadeau vivant au sultan Abdùl-Hamid Ier, grand-père de l'actuel Abdùl-Hamid II. Le padischah a traité la jeune fille avec les plus grands égards, comme un trésor sans prix, ne la contraignant en rien et ne lui imposant même pas la conversion au mahomé-tisme. Le sage souverain a su faire preuve d'une patience qu'Aimée a récompensée par de l'amour. En Turquie, la jeune femme est connue sous le nom de Nachedil-Sultan. Elle a donné le jour au prince Mehmed, qui devait régner et qui est entré dans l'histoire comme un grand réformateur. Sa mère lui avait appris le français et avait développé chez lui l'amour de la littérature et de la libre pensée françaises. C'est depuis son règne que la Turquie s'est tournée vers l'Occident.

- Vous êtes un vrai conteur, Paladin, grommela McLaughlin. Comme toujours, vous avez sans doute arrangé et embelli les choses.

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Le Français eut un sourire malicieux et garda le silence, tandis que Zourov, qui depuis un certain temps déjà donnait des signes évidents d'impatience, s'écria tout à coup avec entrain :

- A propos, messieurs, si on faisait une petite banque ? Qu'est-ce qu'on a à discuter sans fin ? C'est vrai, ça fatigue !

Varia s'étonna du soupir profond que poussa Fandorine.

- Toi, Erasme, je ne t'invite pas, s'empressa d'ajouter le comte, toi, c'est le diable lui-même qui te donne tes jeux !

Pérépelkine était scandalisé :

- Excellence, j'espère que vous n'admettrez pas qu'un jeu de hasard se déroule en votre présence !

Mais Sobolev le fit taire d'un geste, comme s'il chassait une mouche importune.

- Laissez tomber, capitaine, ne soyez pas rabat-joie. Vous, ça vous est facile, dans votre département des Opérations vous faites au moins un peu quelque chose. Moi, je suis tout rouillé d'inactivité. Personnellement, je ne joue pas, je suis d'un naturel trop incontrôlable, mais je regarderai jouer avec plaisir.

Varia remarqua que Pérépelkine avait pour le beau général les yeux d'un chien battu.

- Avec une petite mise, pourquoi pas, fit Lou-kan sans grande conviction. Au nom de la consolidation de notre camaraderie guerrière.

- Pour consolider, cela va de soi, et rien qu'avec des petites mises, accepta Zourov qui déposa immédiatement sur la table des jeux non décachetés. Première partie à cent roubles. Qui en est, messieurs ?

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La banque fut constituée en une minute, et bientôt, sous la tente, on entendit des mots magiques comme :

- Ça tourne du carreau.

- Et moi, je dis trèfle !

- L'as de carreau !

- Ha, ha, ha ! je coupe.

S'approchant d'Eraste Pétrovitch, Varia lui demanda :

- Pourquoi vous appelle-t-il Erasme ? Mais Fandorine, décidément peu porté à la confidence, se contenta de lui répondre :

- C'est une vieille habitude.

- Oh là là ! gémit Sobolev à voix haute. Je parie que Krûdener approche de Plevna, et moi, je suis là telle une basse carte que les joueurs ont rejetée.

Pérépelkine restait à deux pas de son idole, faisant mine de s'intéresser lui aussi à la partie.

Furieux et orphelin avec son échiquier sous le bras, McLaughlin grommela quelque chose en anglais qu'il traduisit en russe :

- On avait un press-club, voilà maintenant qu'on a un tripot !

- Hé ! garçon, t'as du fort ? Apporte ! cria le hussard en tournant la tête vers le buffet. Tant qu'à faire la fête, faut ce qu'il faut !

La soirée s'annonçait en effet joyeuse.

Le lendemain, en revanche, le press-club était méconnaissable : sombres et abattus, les Russes ne bougeaient pas de leur chaise, tandis que les correspondants allaient et venaient, agités, échangeant sans arrêt des propos à mi-voix, et de temps à autre on en voyait un qui, venant d'apprendre

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quelque détail nouveau, partait en courant au télégraphe. Il s'était passé des choses.

Des bruits inquiétants avaient commencé à courir dans le camp aux alentours de la mi-journée, et vers cinq heures, sortant du polygone de tir (le conseiller titulaire enseignait à son aide l'usage du revolver du système " coït "), Varia et Fandorine rencontrèrent un Sobolev sombre et excité.

- On est dans de beaux draps ! Vous êtes au courant ? dit-il en se frottant les mains d'un geste nerveux.

- Plevna ? demanda Fandorine, certain de la catastrophe.

- C'est l'écrasement total. Le général Childer-Childner avait foncé tout droit, sans éclaireurs, voulant arriver avant Osman Pacha. Les nôtres étaient sept mille, mais les Turcs étaient beaucoup plus nombreux. Marchant de front, nos colonnes ont été prises sous leurs tirs croisés. Rozenbaum, le commandant du régiment d'Arkhangelsk, est tué ; Kleinhaus, celui du régiment de Kostroma, mortellement blessé ; le major général Knorring est revenu sur une civière. Nous avons perdu le tiers de nos hommes. Une vraie boucherie. Et voilà donc les trois-quatre hommes dont disposait Ali Bey ! Les Turcs eux-mêmes se sont montrés différents, autres que d'habitude. Ils se sont battus comme des diables.

- Et Paladin ? demanda brièvement Fandorine.

- Rien. Il est tout vert et bredouille des justifications. Kazanzakis l'a emmené pour l'interroger... Maintenant, ça va commencer. Peut-être que, moi aussi, je finirai par avoir une mission. Pérépelkine m'a fait comprendre que j'avais une chance.

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Et de son pas souple, le général prit la direction de l'état-major.

Varia passa le reste de la journée à l'hôpital, aidant à stériliser les instruments. On avait amené tellement de blessés qu'il fallut installer deux nouvelles tentes. Les infirmières tombaient de fatigue. Partout régnait une odeur de sang et de souffrance, les blessés criaient et priaient.

Ce n'est qu'à la nuit qu'elle réussit à gagner le club des correspondants où, comme il a déjà été dit, l'atmosphère se distinguait radicalement de celle de la veille.

Seule la table de jeu, que les amateurs n'avaient pas quittée depuis plus de vingt-quatre heures, connaissait une animation extrême. Zourov, tout pâle, donnait les cartes d'un geste vif en tirant sur sa cigarette. Il n'avait rien mangé, en revanche il ne cessait pas de boire sans pour autant s'enivrer. A côté de lui s'était accumulé un gros tas de billets de banque, de pièces d'or et de reconnaissances de dettes. En face de lui, le commandant Loukan, les cheveux en bataille, donnait le sentiment d'avoir perdu la tête. Un autre officier dormait à proximité, sa tête blonde posée sur ses bras croisés. Le buffetier voletait tout autour d'eux, tel un papillon gras, attentif à attraper au vol les désirs du hussard chanceux.