Fandorine n'était pas là, Paladin non plus, McLaughlin jouait aux échecs ; quant à Sobolev, penché sur une immense carte de géographie qui accaparait toute son attention ainsi que celle des officiers qu'il avait rassemblés autour de lui, il n'eut même pas un regard pour Varia.
Regrettant déjà d'être venue, la jeune femme dit :
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- Comte, vous n'avez pas honte ? Il y a eu tant de morts !
- Mais nous, nous sommes encore en vie, mademoiselle, répondit Zourov d'un air distrait, en tapotant son jeu de cartes. On va tout de même pas s'enterrer avant l'heure. Oh ! Lucas, tu bluffes ! Je double la mise.
Loukan s'arracha du doigt sa bague de diamant.
- Pourvoir.
Et sa main tremblante se tendit avec une lenteur extrême vers les cartes de Zourov, posées négligemment sur la table, la face cachée.
C'est à ce moment précis que Varia vit entrer tout doucement dans la tente le lieutenant-colonel Kazanzakis. Il avait tout l'air d'un sinistre corbeau noir qui vient de flairer une délicieuse odeur de cadavre, et, se souvenant de la façon dont s'était terminée la précédente apparition du gendarme, elle eut un frisson.
McLaughlin se tourna vers le nouvel arrivant
- Monsieur Kazanzakis, où est Paladin ?
Le lieutenant-colonel eut un silence lourd de signification, puis, prenant le temps d'attendre que tout bruit cesse, il répondit brièvement :
- Chez moi, en train de rédiger un document explicatif, et, s'éclaircissant la voix, il ajouta : Après cela, on décidera.
Ce fut la voix de basse de Zourov qui vint mettre fin avec désinvolture à la pause qui s'était instaurée :
- Voici donc Kazanzakis, le célèbre gendarme ! Je vous salue, gueule brisée.
Et, ses yeux impertinents pétillant de bonne humeur, il considéra d'un air provocateur le lieute-
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nant-colonel, devenu soudain rouge jusqu'aux oreilles.
- Moi aussi, j'ai des informations vous concernant, monsieur le bretteur, fit ce dernier d'une voix lente en fixant le hussard dans les yeux. Votre réputation n'est pas à faire, et je vous conseillerai de tenir votre langue, sinon j'appelle un garde, et je vous fais conduire au poste pour jeux de hasard dans le camp. Et je confisque la banque.
- On voit tout de suite l'homme sérieux, fit le comte avec un ricanement. Message compris ! Je serai muet comme une tombe.
Loukan découvrit enfin les cartes de Zourov, émit un long gémissement et se prit la tête à deux mains. Le comte considérait d'un air sceptique la bague qu'il venait de gagner.
Varia entendit soudain la voix irritée de Sobolev :
- Mais non, major, il ne s'agit pas d'une trahison ! Pérépelkine a raison, lui qui est une bête d'état-major. Simplement Osman est arrivé à marche forcée, et nos fanfarons ne s'attendaient pas à tant de célérité de la part des Turcs. A présent, la plaisanterie est finie. Nous avons un adversaire de taille, et la guerre va prendre un tour sérieux.
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Wiener Zeitung (Vienne) 30(18) juillet 1877
Notre correspondant à Chumen, où est cantonné actuellement le quartier général de l'armée turque des Balkans, nous communique :
Après leur défaite écrasante à Plevna, les Russes se trouvent dans une situation ridicule. Leurs colonnes sont étirées sur des dizaines et même des centaines de kilomètres du sud au nord, leurs communications sont mal protégées, leurs arrières sont à découvert. La manouvre géniale d'Osman Pacha sur leur flanc a permis aux Turcs de gagner le temps nécessaire pour opérer un regroupement de leurs forces, et la petite ville bulgare est devenue pour l'ours russe une épine douloureuse dans son flanc velu.
Les milieux proches de la cour de Constantinople affichent un optimisme contenu.
D'un côté, les choses allaient mal, on pouvait même dire qu'elles allaient aussi mal que possible. Le pauvre Pétia était toujours sous les verrous.
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Après la catastrophe de Plevna, l'horrible Kazanza-kis avait autre chose en tête, mais la menace du tribunal tenait toujours. La fortune militaire elle-même avait tourné. Pour reprendre l'image des contes populaires, le petit poisson d'or s'était transformé en grémille aux écailles coupantes et s'était enfoncé dans les profondeurs, blessant la paume des mains jusqu'au sang. ^ D'un autre côté (et Varia avait honte de se l'avouer), elle n'avait jamais trouvé la vie si intéressante. C'est cela même : intéressante est le mot exact.
Quant à la raison de cette situation, si l'on accepte d'en parler honnêtement, elle était d'une simplicité quelque peu indigne. C'était la première fois de sa vie que la jeune femme se voyait courtisée par tant d'admirateurs à la fois, et quels admirateurs ! C'était autre chose que les compagnons de voyage qu'elle avait eus dans le train, autre chose que les étudiants boutonneux de Saint-Pétersbourg. Et le vilain naturel féminin, qu'elle essayait en vain d'étouffer de toutes les manières, se glissait dans son cour stupide et vaniteux pour s'y épanouir en herbes folles. Ce n'était pas bien.
C'est ainsi par exemple qu'en ce matin du 18 juillet, jour important et mémorable, dont nous reparlerons ultérieurement, Varia se réveilla avec le sourire. Avant même de se réveiller, à peine ressentit-elle à travers ses paupières closes la lumière du soleil, à peine commença-t-elle à s'étirer qu'elle éprouva un sentiment de joie, de gaieté et de fête. Ce n'est qu'un peu plus tard, quand la raison se réveilla après son corps, qu'elle se souvint de la situation de Pétia et de la guerre. Par un effort de
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sa volonté, Varia s'imposa de prendre un visage renfrogné et de penser à des choses tristes, mais, désobéissante parce que mal réveillée, sa tête ne pouvait pas s'empêcher d'être envahie par tout autre chose de l'ordre de ce qu'aurait pu lui suggérer Agafia Tikhonovna, l'experte marieuse de Gogol : si l'on ajoutait à l'attachement vivant de Pétia la gloire de Sobolev, la nonchalance de Zou-rov et les talents de Charles, ainsi que le regard cligné de Fandorine... Cela dit, Eraste Pétrovitch n'avait pas sa place ici, car, même en forçant les choses, il était difficile de le compter parmi ses admirateurs.
Ses relations avec le conseiller titulaire n'étaient pas claires. Ce n'était toujours que formellement qu'elle faisait fonction auprès de lui de collaboratrice. Fandorine ne lui dévoilait pas ses secrets, et pourtant il était évident qu'il travaillait à quelque chose et à une chose qui, visiblement, n'était pas dénuée d'importance. Parfois il disparaissait durant de longues périodes, ou, au contraire, restait enfermé dans sa tente, et l'on voyait alors venir le visiter de mystérieux moujiks bulgares coiffés de bonnets de peau de mouton à l'odeur forte. Sans doute venaient-ils de Plevna, se disait Varia, mais l'orgueil l'empêchait de poser des questions. Vous parlez d'une affaire ! Les habitants de Plevna n'étaient pas des figures si exceptionnelles dans le camp russe. McLaughlin lui-même avait son propre informateur qui lui communiquait des renseignements uniques sur la vie de la garnison turque. Il est vrai que l'Irlandais ne faisait pas part au commandement russe des renseignements ainsi glanés, mettant en avant l'" éthique du journaliste ", en
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revanche les lecteurs du Daily News avaient connaissance aussi bien de l'emploi du temps d'Osman Pacha que des puissantes redoutes qui non seulement de jour en jour, mais d'heure en heure, ceinturaient d'une manière de plus en plus serrée la ville assiégée.
Cependant cette fois le détachement occidental de l'armée russe s'était, lui aussi, préparé sérieusement au combat. L'assaut était prévu pour aujourd'hui, et tout le monde affirmait que le " malentendu de Plevna " allait immanquablement être levé. La veille, prenant un bâton, Eraste Pétrovitch avait dessiné par terre à l'intention de Varia l'ensemble des fortifications turques en lui expliquant que, selon les informations absolument certaines qu'il possédait, Osman Pacha disposait de vingt mille hommes et de quarante-huit canons, tandis que le général Krude-ner avait rassemblé autour de la ville trente-deux mille soldats et cent soixante-seize canons, et puis on attendait encore les Roumains. Une position rusée, tenue sévèrement secrète, avait été élaborée, comportant une manouvre de contournement dissimulée et une fausse attaque. Les explications de Fandorine étaient si claires qu'immédiatement convaincue de la victoire de l'armée russe Varia ne s'était même pas donné la peine d'écouter vraiment, se bornant à examiner le conseiller secret en se demandant qui était la jeune femme blonde enfermée dans son médaillon. Kazanzakis avait dit des choses étranges au sujet de son mariage. Etait-ce donc sa femme ? Elle paraissait bien jeune pour cette fonction, c'était une vraie gamine.