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Les choses s'étaient passées de la manière suivante. Trois jours auparavant, venant voir Eraste

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Pétrovitch dans sa tente après le petit déjeuner, Varia l'avait trouvé dormant d'un sommeil profond en travers du lit, tout habillé, les bottes couvertes de boue. Toute la journée précédente il avait été absent, et l'on voyait bien qu'il n'était rentré qu'au petit jour. Elle était sur le point de se retirer sans faire de bruit quand elle s'était aperçue que son col déboutonné laissait pendre sur sa poitrine son médaillon d'argent. La tentation avait été trop forte. Elle s'était approchée du lit à pas de loup sans quitter du regard le visage de Fandorine. L'homme avait une respiration régulière, sa bouche était entrouverte, et le conseiller titulaire ressemblait à un gamin qui, pour s'amuser, se serait blanchi les tempes avec de la poudre.

Prenant toutes les précautions possibles, Varia avait soulevé le médaillon avec deux doigts et, faisant jouer la fermeture, avait découvert un minuscule portrait. Une vraie petite poupée, Màdchen Gretchen : boucles dorées, petits yeux, petite bouche, joues mignonnes. Rien d'exceptionnel. Elle avait voulu lancer à l'homme qui dormait un regard de reproche quand elle s'était sentie devenir toute rouge : sous les longs cils, des yeux sérieux d'un bleu vif et aux pupilles très noires étaient fixés sur elle.

Il aurait été stupide de se lancer dans des explications, et Varia avait tout simplement pris la fuite, ce qui n'avait pas non plus été très malin, mais avait évité au moins une scène désagréable. Depuis, aussi étrange que cela puisse paraître, Fandorine se conduisait comme si cet épisode n'avait pas eu lieu.

Eraste Pétrovitch était un homme froid et désagréable qui évitait de prendre part aux conversa-

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tions qu'il n'initiait pas, mais s'il lui arrivait de le faire, il en venait immanquablement à tenir des propos qui amenaient Varia à se cabrer avec violence. On pourrait citer par exemple le débat sur le Parlement et la démocratie qui s'était engagé lors d'un pique-nique (ils s'étaient rendus en bande sur les collines en entraînant Fandorine, bien qu'il ait essayé de résister et de rester enfermé dans sa tanière). Paladin avait parlé de la constitution introduite l'an passé en Turquie par l'ex-grand vizir Midhat Pacha. Varia avait été vivement intéressée. Voilà en effet un pays sauvage, asiatique, et qui pourtant avait un Parlement. C'était autre chose que la Russie.

De là on en était venu à comparer les systèmes parlementaires. McLaughlin était partisan du système britannique; Paladin, bien que français, défendait la voie américaine ; Sobolev insistait sur un système particulier, proprement russe, qui saurait rassembler la noblesse et la paysannerie.

Quand Varia avait réclamé le droit de vote pour les femmes, le rire avait été général. Ce soudard de Sobolev s'était moqué d'elle :

- Oh ! là ! là ! Varvara Andréevna, vous, les femmes, si on vous laisse jouer aux suffragettes, vous n'enverrez au Parlement que des beaux garçons, des mignons et des minets. Si vous et vos consours aviez à choisir entre Fédor Mikhaïlo-vitch Dostoïevski et Zourov, notre capitaine de cavalerie, à qui donneriez-vous vos suffrages, avouez-le ! Vous voyez bien, je ne vous le fais pas dire !

- Messieurs, mais est-ce que c'est de force que l'on envoie les gens au Parlement ? s'était écrié le hussard inquiet.

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La bonne humeur avait été générale.

Et Varia avait eu beau disserter sur l'égalité des droits et évoquer le territoire américain du Wyo-ming qui autorisait le vote des femmes sans s'en porter plus mal, personne n'avait accordé le moindre sérieux à ses propos.

Varia s'était alors tournée vers Fandorine :

- Et vous, pourquoi vous taisez-vous ?

Et ce dernier s'était distingué en exposant des positions si scandaleuses qu'il aurait mieux fait de les garder pour lui :

- Pour ma part, Varvara Andréevna, je suis un adversaire résolu de la d-d-démocratie, avait-il dit en rougissant. A sa naissance, un homme n'en vaut pas un autre, et on n'y fera rien. Le principe démocratique restreint les droits de ceux qui sont les plus intelligents, les plus talentueux et les plus travailleurs en les plaçant sous la dépendance de la volonté stupide des imbéciles, des gens dénués de talent et des paresseux qui sont toujours plus nombreux dans une société. Att-tt-tt-endons d'abord que nos compatriotes se défassent de leur caractère fruste et acquièrent le droit de porter le titre de citoyen, alors on pourra commencer à penser à un Parlement.

Une déclaration à ce point inouïe avait fait perdre pied à Varia, et c'est Paladin qui avait volé à son secours :

- Et cependant, avait susurré le journaliste français d'une voix douce, si un pays a déjà introduit le droit de vote (la conversation se déroulait bien sûr en français), il n'est pas juste d'humilier toute une moitié de la population, et qui plus est la meilleure.

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Se souvenant de ces belles paroles, Varia sourit, se tourna sur le côté et se mit à penser à Paladin.

Heureusement que Kazanzakis avait fini par le laisser tranquille. Le général Krtidener n'avait pas à prendre de décisions stratégiques sur la base d'une interview ! Le pauvre Paladin en avait été tout retourné, et on l'avait vu aborder tout un chacun pour donner des explications et pour tenter de se justifier. Et cet air pris en faute et malheureux l'avait rendu encore plus attachant aux yeux de Varia. Si auparavant elle l'avait trouvé un peu imbu de sa personne, trop gâté par l'admiration générale, et si elle s'était appliquée à garder ses distances, à présent elle n'éprouvait plus ce besoin, et elle avait adopté à son égard une attitude simple et affectueuse. C'était un homme facile, gai, rien à voir avec Eraste Pétrovitch. En outre, il savait plein de choses sur la Turquie, l'Orient antique, l'histoire de France. Son goût de l'aventure l'avait d'ailleurs jeté dans tous les coins du monde. Et comme il relatait agréablement ses récits drôles *, avec esprit, vivacité et sans la moindre affectation ! Varia adorait voir Paladin répondre à l'une de ses questions en faisant une pause particulière, en lui adressant un sourire énigmatique, et en lui disant d'un air mystérieux : " Oh, c'est toute une histoire, mademoiselle *. " Après quoi, à la différence de Fandorine qui taisait tout, il racontait ladite histoire sur-le-champ.

Le plus souvent ses histoires étaient amusantes, parfois elles étaient terribles.

Varia en avait surtout retenu une : " Vous avez l'habitude, mademoiselle Varia, de reprocher aux Asiatiques le peu de respect qu'ils ont pour la vie

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humaine, et vous avez raison (la conversation avait porté sur les cruautés perpétrées par les Bachi-Bouzouks). Mais on sait bien que ce ne sont que des barbares, des sauvages, qui, par leur développement, ne se sont guère éloignés, disons, des tigres et des crocodiles. Moi, je vais vous décrire une scène que j'ai eu l'occasion d'observer dans le pays civilisé entre tous qu'est l'Angleterre. Oh ! C'est toute une histoire... Les Britanniques accordent un tel prix à la vie humaine qu'il n'est pas pire péché à leurs yeux que le suicide et que toute tentative dans ce sens est punie de mort. Dans l'Orient, on n'en est pas encore arrivé là ! Il y a quelques années, alors que je me trouvais à Londres, un condamné devait être pendu dans sa prison. Il avait commis un crime de la plus grande gravité : s'étant procuré par une voie quelconque un rasoir, il avait tenté de se trancher la gorge et y serait presque parvenu s'il n'avait été sauvé à temps par le médecin de l'établissement. Stupéfait de découvrir la logique développée par le juge, je me suis dit qu'il fallait absolument que j'assiste personnellement à cette exécution. Faisant jouer mes relations, j'ai obtenu un laissez-passer, et je vous assure que je n'ai pas été déçu par le spectacle.