- Dieu seul le sait. Je l'ai perdu de vue durant toute une année. Mais ce ne peut être autre chose
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qu'un amour malheureux. Vous autres, femmes, vous nous prenez tous pour des bûches privées de cour, alors qu'en réalité nous possédons une âme ardente et fragile. (Il avait baissé les yeux avec amertume.) Quand on a le cour brisé, on peut devenir vieux à vingt ans. Varia avait pouffé de rire :
- Vingt ans, comme vous y allez ! Je ne suis pas sûre que cela vous aille de vous rajeunir de la sorte.
- Je ne parle pas de moi, je parle de Fandorine, avait expliqué le hussard. Savez-vous qu'il n'a que vingt et un ans ?
- Fandorine, vingt et un ans ? Allons, cessez ! Même moi, j'en ai vingt-deux.
- Et c'est bien ce que je dis, avait fait Zourov, ravi du tour que prenait la conversation. Il vous faudrait quelqu'un de plus sérieux, qui aurait la trentaine.
Mais Varia n'écoutait plus. Ce qu'elle venait d'apprendre l'avait plongée dans la stupéfaction la plus totale. Fandorine n'avait que vingt et un ans ! Vingt et un ans ! C'était incroyable. Voilà pourquoi Kazanzakis l'avait appelé " enfant prodige ". A vrai dire le conseiller titulaire avait bien un visage d'adolescent, mais sa façon de se tenir, son regard, ses tempes argentées ! Que vous est-il donc arrivé, Eraste Pétrovitch, pour que vous en soyez là ?
Interprétant la perplexité de la jeune fille à sa manière, le hussard s'était redressé de toute sa taille et avait déclaré :
- Voilà où je veux en venir, mademoiselle. Si ce fripon d'Erasme m'a devancé, je me retire sur-le-champ. Quoi qu'en disent ses ennemis, Zourov est un homme à principes. Il ne s'attaque jamais à ce qui appartient à un autre.
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Varia avait fini par l'entendre :
- C'est de moi que vous parlez ? Si je suis " ce qui appartient à Fandorine ", vous ne vous attaquerez pas à moi, mais si ce n'est pas le cas, vous allez y aller ? Vous ai-je bien compris ?
Zourov avait joué diplomatiquement de ses sourcils, sans toutefois se troubler le moins du monde.
- J'appartiens et n'appartiendrai jamais qu'à moi-même, mais j'ai un fiancé, avait dit Varia à l'audacieux d'un ton sévère.
- Je l'ai entendu dire. Mais je ne compte pas monsieur le prisonnier au nombre de mes amis, avait répondu le capitaine de cavalerie, retrouvant toute sa bonne humeur, et ainsi en avait-il été fait de ses travaux de reconnaissance.
Tout de suite après était venue l'attaque elle-même.
- Je vous propose un petit pari, mademoiselle. Si je devine la personne qui va sortir la première du club, vous me donnez un baiser. Si je me trompe, je me rase le crâne tout ras comme un Bachi-Bouzouk. Décidez-vous ! Il est vrai que vous ne prenez pas un grand risque, il y a bien vingt personnes en ce moment sous la tente.
Varia avait senti contre sa volonté ses lèvres s'ouvrir en un sourire.
- Bon ! Alors, qui va donc sortir le premier ? Zourov avait fait mine de réfléchir et avait secoué la tête d'un air désespéré.
- Adieu, mes jolies boucles... Ce sera le colonel Sabline. Non, ce sera plutôt McLaughlin. Non... ce sera Simon, le garçon du buffet ! C'est sur lui que je parie !
Il s'était bruyamment raclé la gorge, et une seconde plus tard on avait vu le garçon jaillir du
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club. Il s'était essuyé les mains sur les côtés de son gilet de soie et, considérant avec beaucoup de sérieux le ciel clair, avait bredouillé : " Pourvu qu'il ne pleuve pas ! ", puis il était retourné dans la tente sans même jeter un regard à Zourov.
- C'est un miracle, un signe d'en Haut ! s'était écrié le comte.
Et, caressant sa moustache, il s'était incliné devant une Varia qui riait à gorge déployée.
Elle pensait qu'il allait l'embrasser sur la joue comme le faisait chaque fois Pétia, mais Zourov avait visé ses lèvres et le baiser avait été long, inhabituel et vertigineux.
Au bout d'un moment, sentant qu'elle était sur le point de défaillir, Varia avait repoussé le cavalier et avait porté ses deux mains à son cour.
- Attendez, je vais vous donner une de ces gifles, l'avait-elle menacé d'une voix faible. Des gens bien intentionnés m'avaient pourtant avertie, je savais que vous étiez un tricheur.
- Si vous me donnez une gifle, je vous provoque en duel, et je serai immanquablement vaincu, avait ronronné le comte, en écarquillant les yeux.
Il était positivement impossible de lui en vouloir...
Tout à coup la portière se souleva, et Varia vit apparaître le visage rond de Louchka, une souillon nigaude qui auprès des deux infirmières faisait fonction de bonne et de cuisinière, mais aussi d'aide-soignante en cas d'arrivée massive de blessés.
- Mademoiselle, il y a un militaire qui vous attend, fit-elle d'un trait. Un très brun avec une moustache et muni d'un bouquet. Qu'est-ce que je lui dis ?
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Quand on parle du loup... se dit Varia, et elle sourit de nouveau. La façon dont Zourov menait son assaut l'amusait profondément.
- Qu'il m'attende. Je n'en ai pas pour longtemps, dit-elle en rejetant sa couverture.
Mais ce n'était pas du tout le hussard qui faisait les cent pas devant les tentes des infirmières où tout était fin près pour un nouvel accueil de blessés, c'était un autre prétendant, le colonel Loukan, fleurant bon le parfum.
Varia poussa un profond soupir, mais il était trop tard pour reculer.
- Ravissante comme l'aurore * / fit le soupirant qui était sur le point de se pencher sur sa main pour l'embrasser, mais qui se reprit en se souvenant de ce qu'étaient les femmes modernes.
Varia eut un geste de la tête pour refuser le bouquet, considéra l'uniforme galonné d'or de l'allié de la Russie et demanda sèchement :
- Pourquoi cette tenue de parade à une heure aussi matinale ?
- Je pars pour Bucarest où je dois assister à un conseil de guerre de Sa Majesté, annonça le colonel d'un air important. Je suis venu prendre congé, et j'aimerais en profiter pour vous inviter à un petit déjeuner.
Le colonel frappa dans ses mains, et l'on vit s'avancer, tournant le coin de la rue, une voiture d'une grande prétention à l'élégance, avec, sur le siège du cocher, un soldat à l'uniforme délavé mais ganté de blanc.
Loukan s'inclina devant Varia :
- Je vous en prie.
Intriguée malgré elle, la jeune fille prit place sur le siège magnifiquement suspendu.
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- Où allons-nous ? A la cantine des officiers ?
Le Roumain se contenta de sourire mystérieusement, comme si son intention avait été d'emmener sa passagère pour le moins au bout du monde.
D'une manière générale, le colonel avait ces derniers temps une conduite bizarre. Il continuait à jouer aux cartes des nuits entières, mais si, lors de ses premiers affrontements avec Zourov, il avait eu l'air persécuté et malheureux, il s'était totalement repris et, tout en continuant à perdre des sommes non négligeables, il gardait le moral.
- Alors, comment s'est passée la partie d'hier soir ? demanda Varia, les yeux fixés sur les cernes bruns de Loukan.
Le visage de ce dernier s'illumina.
- La fortune m'a enfin fait bonne figure. C'en est fini de la chance insolente de votre Zourov. Connaissez-vous la loi des grands nombres ? Si jour après jour on joue de fortes sommes, tôt ou tard on prend sa revanche.
Pour autant qu'elle en avait gardé le souvenir, Pétia lui avait exposé cette théorie d'une manière quelque peu différente, mais elle n'allait tout de même pas se lancer dans une discussion !
- Le comte avait pour lui une chance aveugle, moi, j'avais le calcul mathématique et une fortune immense. Tenez, regardez, et il dressa son petit doigt, j'ai regagné ma bague de famille. C'est un diamant indien de onze carats. Mon ancêtre l'a rapporté d'une croisade.
- Je ne savais pas que les Roumains avaient pris part aux croisades ! dit imprudemment Varia, ce qui lui valut d'entendre toute une conférence sur la généalogie du colonel dont la famille remon-
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tait en fait au légat romain Lucanus Mauritius Tullus.