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Cependant la voiture sortit des limites du camp pour s'arrêter dans un petit bois ombragé où, au pied d'un vieux chêne, le regard était attiré par une table couverte d'une nappe blanche amidonnée sur laquelle était présentée une telle diversité de nourritures délicieuses que Varia éprouva immédiatement une sensation de faim. Il y avait là à la fois des fromages français, des fruits, du saumon fumé, du jambon de couleur rosé, des écrevisses pourpres ; en outre, dans un seau en argent, s'était confortablement calée une bouteille de château-lafite.

Il fallait bien reconnaître que Loukan possédait, lui aussi, un certain nombre de qualités.

Au moment de lever le premier verre, on entendit au loin un grondement sourd, et Varia sentit son cour se serrer. Comment avait-elle pu se distraire de la sorte ? C'était l'assaut qui commençait. A ce même moment des hommes tombaient morts, des blessés gémissaient, et elle...

Repoussant d'un air fautif une coupe de raisin précoce couleur d'émeraude, elle dit :

- Seigneur, pourvu que tout se passe comme ils l'ont prévu.

Le colonel vida son verre d'un trait, se resservit sur-le-champ et, tout en mâchant, remarqua :

- Leur plan est bon, c'est sûr. En qualité de représentant personnel de Sa Majesté, j'en ai non seulement connaissance, mais j'ai même d'une certaine manière participé à son élaboration. La manouvre de contournement sous la protection de la rangée de collines est particulièrement astucieuse. Les colonnes de Chakhovskoï et celles de

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Véliaminov attaquent Plevna par l'est, tandis que le petit détachement de Sobolev détourne l'attention d'Osman Pacha vers le sud. Sur le papier, c'est séduisant. (Loukan vida un autre verre.) Malheureusement, la guerre, mademoiselle Varvara, ce n'est pas du papier. Et vos compatriotes n'arriveront à rien du tout.

- Mais pourquoi ? s'écria Varia, inquiète. Le colonel eut un petit ricanement, puis il se frappa la tempe.

- Moi, mademoiselle, je suis un stratège, et je vois plus loin que vos chefs d'état-major. J'ai là (et il fit un signe de tête en direction de sa serviette) la copie du rapport que j'ai envoyé dès hier au prince Karl. J'y prédis un fiasco complet pour les armes russes, et je suis certain que Son Excellence saura apprécier ma clairvoyance. Vos chefs militaires sont trop suffisants, trop présomptueux, ils surestiment leurs soldats et sous-estiment les Turcs. Tout comme ils nous sous-estiment nous aussi, nous, leurs alliés roumains. Cela ne fait rien, après la leçon qu'ils vont recevoir aujourd'hui, c'est le tsar lui-même qui viendra nous demander de l'aide, vous verrez !

Le colonel se tailla un solide morceau de roquefort, tandis que Varia voyait sa bonne humeur se dissiper définitivement.

Les noires prédictions de Loukan se révélèrent exactes.

Le soir, Varia et Fandorine se tenaient sur le bord de la route de Plevna, tandis que défilaient sans fin devant eux des convois de blessés. Le calcul des pertes n'était pas encore achevé, mais à

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l'hôpital on leur dit que sept mille personnes au moins avaient été mises hors de combat. On racontait que Sobolev s'était distingué en attirant sur lui la contre-attaque turque, sans ses Cosaques l'écrasement aurait été cent fois pire. On s'étonnait aussi de la qualité des artilleurs turcs qui avaient fait preuve d'une habileté satanique, décimant les colonnes qui s'approchaient avant même que les bataillons aient eu le temps de prendre position pour l'attaque.

Varia rapporta ces renseignements à Eraste Pétrovitch qui ne dit pas un mot. Peut-être savait-il déjà tout cela, peut-être était-il sous le choc. Allez donc savoir, avec lui !

La colonne s'arrêta tout à coup, l'un des chariots venant de perdre une roue. Varia, qui s'appliquait à regarder le moins possible les mutilés, jeta un regard plus attentif à la télègue bancale et poussa un cri. Elle croyait reconnaître le visage d'un officier blessé que la pénombre légère du soir d'été faisait paraître tout blanc. En s'approchant, elle vit qu'elle ne s'était pas trompée : il s'agissait bien du colonel Sabline, l'un des habitués du club. L'homme était inconscient. Le manteau qui le recouvrait était tout maculé de sang, et son corps lui parut étrangement court.

- Vous le connaissez ? lui demanda l'infirmier qui l'accompagnait. Il a eu les deux jambes arrachées par un obus. Ce n'est pas de chance.

Varia recula pour se rapprocher de Fandorine et se mit à sangloter convulsivement.

Elle pleura longtemps, puis ses larmes séchèrent. Un peu plus tard elle eut froid, et les chariots de blessés n'en finissaient toujours pas d'affluer,

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- Au club, on considère Loukan comme un imbécile, en fait il s'est révélé plus malin que Kru-dener, dit-elle parce qu'elle ne pouvait plus garder le silence.

Fandorine la toisa d'un air interrogateur, et elle s'expliqua :

- Ce matin déjà il m'a dit que l'assaut ne donnerait rien, que le dispositif était bon, mais que les commandants étaient mauvais. Et que les soldats, eux aussi...

- Il vous a dit cela ? fit Fandorine d'un air étonné. Ah bon ! Cela change... Mais il n'acheva pas, les sourcils froncés.

- Cela change quoi ? Silence.

- Mais qu'est-ce que cela change ? Répondez-moi ! Varia commençait à s'énerver :

- Quelle sale habitude vous avez de dire " a " et de ne jamais dire " b " ! Qu'est-ce que cela signifie à la fin ?

Elle avait une envie folle d'attraper le conseiller titulaire par les épaules et de le secouer d'importance. Ce blanc-bec mal éduqué et imbu de sa personne ! Qui en plus jouait au chef indien Tchingatchguk.

Mais Eraste Pétrovitch desserra brusquement les lèvres :

- Cela signifie, Varvara Andréevna, que nous avons affaire à une trahison.

- Une trahison ? Quelle trahison ?

- C'est ce que nous allons éclaircir. Ainsi donc (Fandorine se frotta le front), le colonel Loukan, un homme d'une intelligence nullement exception-

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nelle, est le seul à prédire l'échec de l'armée russe. Et de un. Il avait été mis au courant du dispositif et, en tant que représentant du prince Karl, il en avait même reçu une copie. Et de deux. Le succès de l'opération dépendait de la manouvre secrète à l'abri des collines. Et de trois. Nos colonnes ont été mises à mal par l'artillerie turque sans visibilité directe. Et de quatre. Conclusion ?

- Les Turcs savaient d'avance quand et où il fallait tirer, marmonna Varia.

- Quant à Loukan, il savait d'avance que l'assaut serait infructueux. Au fait, et de cinq : ces derniers jours ce personnage s'est tout à coup trouvé posséder beaucoup d'argent.

- C'est un homme riche. Il a des trésors de famille, des domaines. Il m'a raconté tout cela, mais je n'ai pas trop écouté.

- Il n'y a pas si longtemps, Varvara Andréevna, le colonel a essayé de m'emprunter trois cents roubles ; après cela, si l'on en croit Zourov, il a perdu jusqu'à quinze mille roubles en quelques jours. Hippolyte a pu exagérer, bien sûr...

- Certes, il en est capable, acquiesça Varia. Mais en l'occurrence, c'est vrai. Loukan a perdu une très grosse somme d'argent. Il me l'a dit lui-même ce matin avant de partir pour Bucarest.

- Il est parti ?

Eraste Pétrovitch se détourna et s'absorba dans ses pensées, se contentant de temps à autre de hocher la tête. Varia se plaça sur le côté pour essayer de voir son visage, mais elle ne remarqua rien de particulier : les yeux clignés, Fandorine considérait l'étoile Mars.

Puis il se mit à parler très lentement :

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- Ecoutez-moi, m-ma chère Varvara Andréevna. (Varia se sentit immédiatement réconfortée. D'abord parce qu'il avait dit " ma chère ", mais aussi parce qu'il avait recommencé à bégayer.) Je vais devoir vous demander de m-m-m'aider, alors que j'avais promis...

- Je ferai avec joie tout ce que vous me demanderez ! s'écria-t-elle un peu hâtivement, avant d'ajouter : Ne s'agit-il pas de sauver Pétia ?

- C'est parfait. (Fandorine la regarda droit dans les yeux en ayant l'air de la mettre à l'épreuve.) Mais la mission est t-t-très difficile, et elle n'a rien d'agréable. Je voudrais que vous vous rendiez, vous aussi, à Bucarest, que vous y recherchiez Loukan, et que vous vous fassiez une idée précise sur son compte. Essayez de savoir, par exemple, s'il est vraiment si riche que cela. Mettez à profit sa vanité, sa vantardise et sa b-b-bêtise. Il vous a déjà dit une fois ce qu'il n'aurait pas dû vous dire. Il ne manquera pas de faire le paon devant vous (Eraste Pétrovitch eut l'air gêné) car vous êtes une p-personne jeune, attirante...