Brusquement il perdit le fil et acheva son propos par un accès de toux, car, sous l'effet de la surprise, Varia venait d'émettre un petit sifflement. Elle avait fini par obtenir un compliment de la statue du commandeur. Un compliment certes bien modeste : " personne jeune et attirante ", mais enfin, mais enfin...
Cependant Fandorine gâcha les choses sur-le-champ :
- Il va de soi qu'il ne faut pas que vous y alliez seule, d'ailleurs cela paraîtrait étrange. Je sais que Paladin a l'intention de se rendre à Bucarest. Il ne refusera sûrement pas de vous y emmener.
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Non, décidément, ce n'est pas un homme, c'est un glaçon, pensa Varia. Essayez un peu de le dégeler ! Est-ce qu'il ne voit pas que le Français me tourne autour ? Mais si, il voit tout cela, mais il n'en a résolument rien à faire.
Eraste Pétrovitch eut l'air d'interpréter sa moue à sa façon :
- Pour l'argent, ne vous inquiétez pas. Vous savez que vous avez droit à un salaire, à des frais de déplacement et autres. Je vous donnerai tout cela. Là-bas, vous vous achèterez ce que vous voudrez, vous pourrez vous distraire.
- Oh ! avec Charles, je ne risque pas de m'ennuyer, dit-elle en manière de vengeance.
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Les Nouvelles du gouvernement de Moscou 22 juillet (3 août) 1877
Le billet du dimanche
En apprenant que cette ville, où nos habitués de l'arrière se sont si agréablement divertis au cours des derniers mois, avait été en son temps fondée par le prince Vlad surnommé "l'Empaleur" et connu également sous le nom de Dracula, votre fidèle serviteur a compris bien des choses. Il ne s'étonne plus de voir qu'un rouble s'y échange dans le meilleur des cas contre trois francs, que le plus modeste repas dans une mauvaise auberge revient aussi cher qu'un banquet au " Bazar slave ", tandis qu'une chambre à l'hôtel coûte le prix de la location du palais de Buckingham. Ces maudits vampires sucent à pleine bouche le sang russe en se pourléchant avec délectation les babines et non sans faire les dégoûtés. Le plus désagréable, c'est qu'à la suite de l'élection d'un prince allemand de tout petit lignage par les autorités de la ville, une odeur de wurst et de moutarde s'est installée dans cette province danubienne, redevable à la Russie seule de son indépendance. Les hospodars tournent les yeux vers Herr Bismarck, tandis que nous autres Russes, nous nous
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retrouvons dans la situation de la chèvre cousine germaine du conte : on nous tire le pis, mais on tourne le nez. On pourrait croire que ce n'est pas au nom de la liberté des Roumains que nous versons notre sang dans les plaines de Plevna...
Varia s'était trompée, elle s'était profondément trompée. Le voyage pour Bucarest ne fut pas du tout une partie de plaisir.
Outre Paladin, plusieurs autres correspondants de presse avaient eu l'idée d'aller prendre un peu de repos dans la capitale de la principauté roumaine. Sachant que, dans les journées, voire les semaines à venir, il n'allait rien se passer d'intéressant du côté des opérations militaires et qu'il allait falloir du temps aux Russes pour se remettre de la saignée de Plevna, la gent journalistique s'était en effet tournée vers les tentations de l'arrière.
Les préparatifs avaient été longs, et le départ n'eut lieu que le troisième jour. En tant que dame, Varia avait été installée dans la calèche de McLaughlin, alors que les autres partaient à cheval, aussi ne put-elle voir que de loin le Français qui trônait sur son Yatagan rendu mélancolique par la lenteur de la caravane, tandis qu'il lui fallait faire la conversation avec l'Irlandais. Ce dernier fit à Varia un point exhaustif sur les conditions climatiques des Balkans, celles de Londres et celles de l'Asie centrale, expliqua le fonctionnement des ressorts de sa voiture et lui décrivit dans le détail deux ou trois études d'échecs. Dans ces circonstances, l'humeur de Varia se gâta et, lors des étapes, elle n'eut pour leurs compagnons de route excités et joyeux, y compris pour
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Paladin au visage tout animé par la course, que regards moroses.
Les choses allèrent mieux le second jour - on avait déjà passé Alexandria - car la caravane fut rejointe par Zourov. Le capitaine de cavalerie s'était distingué au combat et, pour sa bravoure, Sobolev venait d'en faire son ordonnance. Le général avait même eu la velléité de le proposer pour une croix de Sainte-Anne, mais le hussard avait préféré une petite semaine de congé, soi-disant pour se détendre les membres.
Il commença par distraire Varia en faisant démonstration de ses talents de djiguit : il cueillait des petites fleurs bleues en plein galop, jonglait avec des pièces d'or, se mettait debout sur sa selle. Puis il essaya de changer de place avec McLaughlin. Ayant essuyé un refus flegmatique, mais définitif, il installa sur sa jument rousse le malheureux cocher, dont il prit le siège, et entreprit, en tournant la tête toutes les deux minutes, de faire rire la jeune femme en lui narrant ses exploits héroïques ainsi que les menées jalouses de Jérôme Péré-pelkine avec lequel la toute nouvelle ordonnance entretenait les rapports les plus conflictuels. Et le voyage se passa ainsi.
Comme l'avait prévu Eraste Pétrovitch, Varia n'eut aucune difficulté à retrouver Loukan. Conformément aux instructions reçues, elle descendit à l'hôtel Royal, le plus cher de la ville, et, demandant au portier s'il connaissait le capitaine, apprit que Son Excellence * était fort connue dans la place, que la veille et l'avant-veille il était venu faire la fête au restaurant, et que, selon toutes probabilités, on l'y reverrait le soir.
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Il restait encore beaucoup de temps avant le soir, et Varia décida de faire un tour sur l'artère centrale de la ville qui, après le village de tentes, faisait figure de perspective Nevski : équipages d'une grande élégance, marquises rayées au-dessus des vitrines des magasins, jeunes Méridionales belles à vous couper le souffle, jeunes gens semblant descendre d'un tableau avec leur chevelure brune et leurs redingotes bleu pâle, blanches ou même rosés, et surtout des uniformes, des uniformes partout, des uniformes en masse. On parlait russe, on parlait français et presque pas le roumain. S'installant dans un véritable café, Varia s'offrit deux tasses de chocolat et quatre pâtisseries et elle était sur le point de fondre de félicité quand, passant devant une chapellerie, elle glissa par hasard un regard à la vitrine de verre et poussa un cri. Voilà pourquoi les hommes la regardaient sans avoir l'air de la voir.
Cette horreur en robe d'un bleu délavé, coiffée d'un chapeau de paille défraîchi déshonorait la femme russe. Et ce tandis qu'allaient et venaient sur les trottoirs des messalines vêtues à la toute dernière mode parisienne.
Varia arriva au restaurant avec un grand retard. Ayant donné rendez-vous à McLaughlin à sept heures, elle ne fit son entrée dans la salle qu'après huit heures. En véritable gentleman, le correspondant du Daily Post avait tout de suite accepté sa proposition (elle ne pouvait tout de même pas aller au restaurant toute seule, on aurait risqué de la prendre pour une cocote !), il ne lui fit pas non plus le moindre reproche pour son retard, se contentant
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de prendre un air profondément malheureux. Tant pis, ce n'était qu'un prêté pour un rendu. Il l'avait torturée durant tout le trajet avec ses connaissances météorologiques, à présent il fallait qu'il lui serve à quelque chose !
Loukan n'était pas encore là, et, par charité, Varia demanda à son partenaire de lui réexpliquer les coups de la défense persane. L'Irlandais, qui n'avait rien remarqué du changement survenu chez la jeune femme (elle y avait pourtant consacré six heures de son temps et six cent quatre-vingt-cinq francs, soit presque tout son argent), lui répondit sèchement qu'il ignorait l'existence de pareille étude. Elle en fut donc réduite à lui demander si une telle chaleur fin juillet était habituelle à cette latitude. Il se trouva qu'elle l'était, mais que tout cela n'était rien par rapport à la chaleur humide de Bangalore.