Loukan dit quelques mots en roumain, et les spectateurs eurent un rire qui montrait qu'ils comprenaient.
- Tu as beaucoup bu, Maroussia ? demanda l'un d'entre eux en russe, et tous de rire de plus belle.
Le colonel prit fermement Varia par la taille et la conduisit si habilement vers la sortie qu'elle n'eut même pas la possibilité de résister.
- Vous êtes un malappris ! s'écria-t-elle en essayant de frapper Loukan.
Mais il eut le temps d'emprisonner son poignet. Son visage soudain tout proche du sien lui envoya une odeur mêlée de tabac et d'eau de Cologne. Je vais vomir, se dit Varia, paniquée.
Pourtant, à la seconde suivante, les bras du colonel relâchèrent d'eux-mêmes leur étreinte. Elle entendit un claquement sonore suivi d'un craque-
152
ment épais, et son offenseur vola contre le mur. L'une de ses joues était rouge pour avoir reçu une gifle, l'autre blanche d'avoir essuyé un solide coup de poing. A deux pas de lui, épaule contre épaule, se tenaient Paladin et Zourov. Le correspondant se dégourdissait les doigts de la main droite, le hussard se frottait le poing de la main gauche.
- Un chat noir vient de passer entre les alliés, constata Hippolyte. Et ce n'est que le début. Tu ne t'en tireras pas avec ces deux coups sur la gueule, Lucas. Un comportement pareil avec une femme, ça finit avec des trous dans la peau.
Paladin, lui, ne dit rien, mais il ôta l'un de ses gants blancs qu'il lança au visage du colonel.
Loukan s'ébroua, se redressa, passa sa main sur sa pommette et regarda successivement les deux personnages, et Varia fut surtout frappée de constater que les trois hommes avaient l'air d'avoir complètement oublié son existence.
- Je suis provoqué en duel ? (Le Roumain parlait d'une voix sifflante, en ayant l'air d'articuler avec difficulté les mots français.) Dois-je me battre contre vous deux à la fois ou puis-je tout de même vous affronter successivement ?
- Choisissez celui que vous préférez, fit sèchement Paladin. Et si vous avez de la chance avec le premier, vous aurez affaire au second.
- Non, s'indigna le comte. Ce n'est pas correct. C'est moi le premier qui ai parlé de trous dans la peau, c'est sur moi que vous devez tirer.
- Tirer ? fit Loukan avec un vilain rire. Excusez-moi, monsieur le tricheur, mais c'est à moi que revient le choix des armes ! Je sais parfaitement que vous et monsieur le scribouillard, vous êtes des
153
tireurs d'élite. Mais ici, nous sommes en Roumanie, et nous nous battrons à la valaque.
Il cria quelque chose en s'adressant aux spectateurs, et l'on vit immédiatement plusieurs officiers roumains sortir leur sabre de leur fourreau et le leur tendre, pommeau en avant.
- Je choisis monsieur le journaliste, déclara le colonel en faisant craquer ses doigts et en posant la main sur la poignée de son arme. (De minute en minute on le voyait qui retrouvait ses esprits et qui devenait de plus en plus gai.) Prenez n'importe laquelle de ces armes et venez me rejoindre dans la cour. Je vais d'abord vous transpercer, vous, après quoi je couperai les oreilles de monsieur le bretteur.
Ses propos furent chaleureusement accueillis par la foule, et il se trouva même quelqu'un pour crier " hourrah ! ".
Paladin haussa les épaules et prit le sabre le plus proche.
Mais les curieux furent tout à coup écartés par McLaughlin :
- Arrêtez ! Charles, ne faites pas l'imbécile ! C'est de la folie ! Il va vous tuer ! Le duel au sabre est un sport des Balkans, vous ne le pratiquez pas !
- On m'a appris à faire de l'escrime au sabre, et c'est presque la même chose, répondit le Français sans se troubler et tout en soupesant l'arme qu'il venait de choisir.
Mais Varia retrouva enfin la parole :
- Messieurs, il ne faut pas ! Tout cela est ma faute. Le colonel a un peu bu, mais il n'a pas voulu m'offenser, j'en suis sûre. Mais arrêtez donc, ça devient stupide à la fin ! Dans quelle situation vous me placez ?
154
Mais sa voix eut beau vibrer d'accents plaintifs, sa demande n'eut pas le moindre effet. Sans même jeter un regard à la dame dont l'honneur était tout de même à l'origine de l'incident, le groupe d'hommes emprunta d'un pas ferme le couloir qui menait à la cour intérieure en échangeant force exclamations. Seul McLaughlin resta avec Varia.
- C'est idiot ! dit-il avec humeur. Monsieur a fait de l'escrime au sabre ! Moi, je connais l'usage que font les Roumains de leur arme. Ils ne se placent pas en tierce et ne commencent pas par inviter leur adversaire à se mettre en garde. Ils le découpent en rondelles comme du saucisson. Seigneur, une plume pareille qui disparaît, et aussi bêtement. Toujours cet orgueil démesuré des Français. Ce dindon de Loukan ne s'en tirera pas non plus. On va l'enfermer en prison où il restera jusqu'à l'amnistie qui fera suite à la victoire. Nous, en Grande-Bretagne...
- Mon dieu, mon dieu ! Que faire ? bredouillait Varia éperdue sans l'écouter. Je suis la seule coupable !
- La coquetterie, gente dame, est un bien vilain défaut, acquiesça soudain l'Irlandais avec légèreté. Déjà la guerre de Troie...
Un hurlement poussé en même temps par de nombreuses voix masculines parvint de la cour.
- Que se passe-t-il ? Ce n'est pas possible que ce soit déjà fini ! (Varia serra sa main contre son cour.) Si vite ! Essayez d'aller voir, Seamus, je vous en conjure !
McLaughlin se tut. Il écoutait. Une angoisse se peignit sur son visage débonnaire. Il n'avait visiblement nulle envie d'aller voir dans la cour.
155
Mais Varia le pressa :
- Allez-y, qu'est-ce que vous attendez ? Il a peut être besoin de soins médicaux. Comme vous êtes !
Elle se précipita dans le couloir, mais Zourov venait à sa rencontre, faisant sonner ses éperons.
- Quel malheur, Varvara Andréevna ! lui cria-t-il de loin. Quelle perte irréparable !
Certaine du pire, la jeune femme se laissa aller contre le mur, et son menton se mit à trembler.
- Comment avons-nous pu, nous les Russes, perdre la tradition du duel au sabre ! continuait à se lamenter Hippolyte. C'est beau, grandiose, impressionnant ! Ce n'est pas simplement pan-pan, et voilà l'affaire réglée. On assiste à un véritable ballet, à la récitation d'un poème, La Fontaine de Bakhtchi Saraï.
- Cessez de bêtifier, Zourov, fit Varia dans un sanglot. Dites-moi clairement ce qui s'est passé.
Le capitaine de cavalerie la regarda et regarda McLaughlin. Il était tout excité.
- Oh ! vous auriez dû voir cela ! Tout s'est joué en dix secondes. Je vous raconte : petite cour ombragée, sol carrelé, lumière des becs de gaz. Nous autres spectateurs tassés sur la galerie, en bas deux hommes seulement, Paladin et Lucas. Notre allié se livre à des exercices de voltige, il agite son sabre, dessine des huit dans le ciel, fait voler en l'air et fend en deux une feuille de chêne. La foule, enthousiaste, applaudit. Le Français est là qui attend sans bouger que notre paon ait fini sa parade. Soudain Lucas bondit en avant et dessine une clé de sol sur fond d'atmosphère, Paladin, lui, sans même bouger, juste en basculant légèrement son corps en arrière pour esquiver l'attaque,
156
donne un tout petit coup de sabre droit dans la gorge du Roumain, avec la pointe, je n'ai même pas eu le temps de voir. L'autre a fait un bruit de bulles et s'est affalé en avant, ses jambes ont eu plusieurs soubresauts, et c'est tout, et le voilà à la retraite sans pension. Fin du duel.
- Vous avez vérifié ? Il est vraiment mort ? demanda hâtivement l'Irlandais.
- Tout ce qu'il y a de plus mort ! confirma le hussard. Il y a tellement de sang qu'on dirait le lac Ladoga. Varvara Andréevna, ça ne va pas ? Vous êtes toute pâle ! Appuyez-vous sur moi.
Et il passa son bras autour des hanches de Varia, ce qui en l'occurrence venait à point nommé.
- Et Paladin ? arriva-t-elle à articuler. L'air de rien, Zourov remonta son bras et répondit avec insouciance.