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- Que voulez-vous qu'il lui arrive ? Il est parti se rendre à la kommandantur. Il est sûr qu'on ne va pas le féliciter. Ce n'est pas un élève d'une école militaire qu'il a raccourci, mais un colonel. On va le renvoyer en France, et ça dans le meilleur des cas. Attendez, je vais vous défaire un bouton, vous respirerez mieux.

Varia ne voyait rien, n'entendait rien. Elle se disait qu'elle était couverte de honte. Qu'elle avait perdu à jamais le titre de femme honnête. Voilà où cela l'avait conduite de jouer avec le feu, de faire l'espionne. Elle n'était qu'une imbécile sans cervelle, et les hommes étaient des brutes. Un être humain venait d'être tué par sa faute, et elle ne verrait plus jamais Paladin. Mais le pire était que le fil qui menait à la toile d'araignée ennemie était rompu.

Qu'allait dire Eraste Pétrovitch ?

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Le Messager du gouvernement

(Saint-Pétersbourg) 30 juillet (11 août) 1877

Bien que victime de l'épidémie d'entérite et souffrant douloureusement de dysenterie, le souverain a passé ces derniers jours à visiter les hôpitaux qui regorgent de blessés et de soldats malades du typhus. Sa Majesté impériale montre à l'égard des hommes une sympathie si sincère qu'on ne peut qu'être ému. Les jeunes soldats se jettent sur les cadeaux qu'il apporte comme des enfants, manifestant leur joie de la manière la plus ingénue, et l'auteur de ces lignes a eu à maintes reprises l'occasion de voir les beaux yeux bleus du souverain s'embuer de larmes. On ne saurait assister à ces visites sans se sentir envahi par une vénération attendrie.

Voici ce que dit Eraste Pétrovitch :

- Vous en av-v-vez mis du temps à revenir, Var-vara Andréevna. Que de choses intéressantes vous avez manquées ! Dès réception de v-v-votre télégramme, j'ai donné l'ordre de fouiller soigneuse-

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ment la tente et les affaires du mort. Cette fouille n'a rien donné d'intéressant. En revanche, avant-hier nous avons reçu de Bucarest les documents que Loukan portait sur lui. Là...

Varia leva craintivement les yeux pour regarder pour la première fois en face le conseiller titulaire. Dans le regard de Fandorine, elle ne lut ni pitié ni, ce qui aurait été pire, mépris ; rien que de la concentration et, peut-être, un certain entrain. Son soulagement fit immédiatement place à de la honte : elle avait tardé, craignant de revenir au camp, pleurnichant sur sa précieuse réputation et oubliant totalement de penser aux affaires, pauvre égoïste !

- Parlez, mais parlez donc, fit-elle, impatiente, alors que Fandorine observait avec intérêt la larme qui glissait lentement le long de sa joue.

- P-p-pardonnez-moi vraiment de vous avoir entraînée dans une histoire pareille, dit-il d'un air coupable. Je m'attendais à t-t-tout, sauf à cela...

Sentant que si la conversation ne prenait pas sur-le-champ un tour sérieux, elle n'allait pas manquer de fondre en sanglots, Varia lui coupa la parole avec humeur :

- Qu'avez-vous découvert dans les papiers de Loukan ?

Soit parce que l'éventualité d'une crise de larmes lui était aussi apparue, soit parce qu'il considérait le sujet comme épuisé, Fandorine ne revint pas sur l'épisode de Bucarest.

- Des notes intéressantes dans son carnet. Regardez.

Il sortit de sa poche un joli petit carnet relié en brocart qu'il ouvrit à une page marquée, et Varia

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put parcourir des yeux une colonne de chiffres et de lettres :

19 = Z- 1500

20 = Z - 3400 - i

21 = J + 5000 Z-800

22 = Z - 2900

23 = J + 5000 Z - 700

24 = Z-1100

25 = J + 5000 Z - 1000

26 = Z - 300

27 = J + 5000 Z - 2200

28 = Z - 1900

29 = J + 15000 Z + i

Elle relut la page plus lentement, puis une nouvelle fois encore. Elle avait terriblement envie de faire preuve d'acuité d'esprit.

- C'est codé ? Non, les chiffres se suivent... Est-ce une liste ? Des numéros de régiments ? Un nombre de soldats ? Ou alors les pertes et les renforts obtenus ? Le front froncé, elle ne s'arrêtait plus. Loukan était donc tout de même un espion. Mais que signifient les lettres " Z ", " J " et " i " ? Ce sont peut-être des formules ou des équations ?

- Vous flattez le mort, Varvara Andréevna. C'est beaucoup plus simple. Si ce sont des équations, elles sont des plus élémentaires. Des équations à une seule inconnue !

- Une seule inconnue ? s'étonna Varia.

- Regardez plus soigneusement. La première colonne comporte des chiffres, et Loukan les fait suivre de deux traits. Du 19 au 29 juillet selon le

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calendrier occidental. A quoi s'est occupé le colonel durant ces dix jours ?

- Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne l'ai pas surveillé. (Varia réfléchit.) Il a dû se rendre à l'état-major, circuler sur la ligne du front.

- Je n'ai pas vu une seule fois Loukan se rendre sur la 1-1-1-igne du front. En fait je ne l'ai jamais rencontré qu'en un seul lieu.

- Le club ?

- Très précisément. Et qu'y faisait-il ?

- Rien, il jouait aux cartes.

- B-b-bravo, Varvara Andréevna. Elle regarda la liste une nouvelle fois.

- Ainsi il aurait noté ses gains et ses pertes. Le " Z " est toujours suivi d'un moins, le " J " d'un plus. Il notait donc après le " Z " ses pertes, après le " J " ses gains. C'est tout ? (Déçue, Varia haussa les épaules.) Mais où voit-on son travail d'espion ?

- Il n'y a pas de travail d'espion. L'espionnage est un art savant, ici nous n'avons affaire qu'à une corruption de bas étage et à une trahison. Le 19 juillet, à la veille de la première bataille de Plevna, le club s'est enrichi du bretteur Zourov, et Loukan s'est piqué au jeu.

- Ainsi donc " Z " c'est Zourov ? s'écria Varia. Attendez... (Les yeux fixés sur les chiffres, elle calcula à mi-voix :) Quarante-neuf... et je retiens sept... cent quatre... (Elle fit la somme :) En tout, il aurait perdu face à Zourov quinze mille huit cents roubles. Ça a l'air de coller. Hippolyte aussi, souvenez-vous, parlait de quinze mille roubles. Mais que signifie le " i " ?

- Je sup-pose qu'il s'agit de sa célèbre bague, inel en roumain. Le 20, Loukan l'a perdue, le 29, il l'a récupérée.

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- Alors, que représente le " J " ? dit Varia en se frottant le front. Je n'ai pas le souvenir d'avoir vu de joueur dont le nom commençait par un " J ". Cet homme aurait perdu au bénéfice de Loukan... Oh ! là ! là ! trente-cinq mille roubles ! Je ne rne souviens pas que le colonel ait fait un gain semblable. Il s'en serait certainement vanté.

- En l'occurrence il n'y avait pas de quoi se vanter. Il s'agit là non pas d'un gain, mais d'honoraires venant payer une trahison. La première fois, c'est le 21 juillet, le jour où le colonel s'est fait battre à plate couture par Zourov, que le mystérieux " J " lui a remis de l'argent. Par la suite, le défunt a reçu de son protecteur inconnu cinq mille roubles le 23, le 25 et le 27. Soit un jour sur deux. Et c'est ce qui lui a permis de continuer à jouer contre Hippolyte. Le 29, Loukan a reçu quinze mille roubles d'un coup. On se demande pourquoi une si grosse somme, et pourquoi précisément le 29 ?

Varia poussa un petit cri, elle avait compris :

- Il a vendu le dispositif de la seconde attaque de Plevna ! L'assaut malheureux a eu lieu le 30 juillet, soit le lendemain !

- Bravo de nouveau ! Vous avez là le secret à la fois de la p-p-perspicacité de Loukan et de la surprenante précision de tir des Turcs qui ont décimé nos colonnes avant même qu'elles ne prennent position.

- Mais qui est ce " J " ? Est-ce que vous ne soupçonnez personne ?

- Bien sûr que si, marmonna Fandorine d'une voix à peine audible, je soupçonne bien quelqu'un... Mais pour le moment, ça ne colle pas.

- Autrement dit, il suffit d'identifier ce " J ", Pétia retrouvera sa liberté, Plevna sera prise et la guerre finie ?

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Eraste Pétrovitch réfléchit une minute, plissa son front lisse et répondit avec le plus grand sérieux :