- Votre chaîne logique n'est pas tout à fait correcte, mais en principe elle est exacte.
Ce premier soir, Varia n'osait pas se rendre au press-club. Il était certain que tout le monde l'accusait de la mort de Loukan (personne n'était au courant de sa trahison) ainsi que de l'exil du Français qui était unanimement apprécié. Après Bucarest, le journaliste n'était pas revenu au camp. Selon Eraste Pétrovitch, il avait commencé par faire de la prison, puis on lui avait donné vingt-quatre heures pour quitter le territoire de la principauté roumaine.
Dans l'espoir de rencontrer Zourov ou, au moins McLaughlin, et d'essayer de savoir par eux le degré de sévérité de l'opinion à son égard, la pauvre coupable tournait en rond autour de la tente décorée de petits drapeaux de toutes les couleurs, observant une distance de cent pas. Il n'y avait absolument aucun autre lieu de promenade, et elle n'avait pas du tout envie de retourner sous sa tente. Les deux infirmières, créatures délicieuses mais un peu limitées, allaient encore débattre sans fin pour savoir lesquels des médecins étaient adorables et lesquels étaient des peaux de vache, puis se demander si c'était pour de bon que le lieutenant Strumpf de la chambre seize qui venait de perdre un bras avait fait sa demande à Nastia Prianichnikova.
La portière de la tente se souleva, Varia aperçut une silhouette trapue vêtue de l'uniforme bleu des gendarmes et se détourna précipitamment, faisant
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mine d'admirer la vue devenue depuis fort longtemps odieuse du petit village de Bogot qui accueillait à présent l'état-major du commandement suprême. Quelle injustice ! Ce sale intrigant et cet opritchnik de Kazanzakis entre au club sans difficultés, tandis qu'elle, qui n'est jamais qu'une victime innocente des circonstances, erre dans la poussière du chemin comme un chien bâtard ! Varia secoua la tête d'indignation et prit la ferme décision de rentrer chez elle quand la voix pateline du Grec honni résonna dans son dos :
- Mademoiselle Souvorova ! Quelle heureuse rencontre !
Varia se retourna et fit la grimace, persuadée de voir l'inhabituelle amabilité du lieutenant-colonel laisser place immédiatement à une morsure de serpent.
Kazanzakis la regardait, ses grosses lèvres étirées en un sourire, et son regard était incompréhensible, presque à la limite de la sollicitation.
- Au club, on ne parle plus que de vous. On vous attend avec impatience. Ce n'est pas tous les jours, savez-vous, que des épées se croisent au nom d'une belle dame, et qui plus est avec une issue fatale.
Renfrognée et sur ses gardes, Varia attendait le piège, mais le gendarme lui souriait avec de plus en plus de douceur.
- Hier déjà le comte Zourov nous a dépeint l'épisode dans les couleurs les plus savoureuses, aujourd'hui, il y a cet article...
- Quel article ? interrogea Varia, qui commençait sérieusement à prendre peur.
- Mais c'est Paladin, notre ami banni, qui y est allé de toute une colonne dans La Revue parisienne.
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II y raconte son duel. C'est romantique en diable. On ne vous appelle plus que " la belle mile S* ".
- Mais alors (et la voix de Varia eut un léger tremblement), personne ne m'en veut ? Kazanzakis fronça ses sourcils épais :
- Sauf peut-être McLaughlin et Erémeï lono-vitch. Mais le premier est connu pour son humeur bougonne ; quant au second, il vient rarement, si ce n'est en compagnie de Sobolev. Au fait, Pérépel-kine a été décoré de la croix de Saint-Georges pour le dernier combat. On se demande quel mérite particulier il y a eu ? Voilà ce que c'est que de se trouver là où il faut quand il le faut.
Le lieutenant-colonel eut un claquement des lèvres rempli d'envie et passa prudemment à l'essentiel :
- Tout le monde se demande ce qu'est devenue notre héroïne, et voilà que la chère dame se consacre à d'importantes affaires d'Etat. Alors, qu'en dit notre si rusé monsieur Fandorine ? Quelles sont ses hypothèses concernant les mystérieuses inscriptions de Loukan ? Ne vous étonnez pas, Var-vara Andréevna, je suis au courant. On a beau dire, je dirige tout de même la Section spéciale.
Ah ! voilà donc ce qu'il a en tête, se dit Varia en regardant le lieutenant-colonel par en dessous. Compte sur moi pour te lâcher le morceau, bonhomme ! Voyez-moi cette belle humeur, tout cela pour tirer les marrons du feu !
- Eraste Pétrovitch m'a bien expliqué quelque chose, mais je n'ai pas très bien compris, dit-elle avec un battement naïf des cils. Il est question d'un certain " Z " et d'un certain " J ". Mais demandez-le plutôt vous-même au conseiller titulaire. En tout
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cas, Petr Afanassiévitch lablokov n'est pas coupable, à présent c'est évident.
- Peut-être n'est-il pas coupable de trahison, mais il a certainement fait preuve d'une imprudence répréhensible. (Varia retrouva dans la voix du gendarme un cliquetis métallique qu'elle connaissait bien.) Qu'il reste encore un peu en prison, votre fiancé, cela ne lui fera aucun mal ! (Mais Kazanzakis changea immédiatement de ton, se souvenant sans doute qu'aujourd'hui il se produisait dans un autre emploi.) Tout cela va s'arranger ! Soyez assurée, Varvara Andréevna, que je n'ai pas d'orgueil mal placé et que je suis toujours prêt à reconnaître une erreur. Prenez par exemple l'incomparable monsieur Paladin. Oui, c'est vrai, je lui ai fait subir un interrogatoire, je l'ai soupçonné, et j'avais des motifs de le faire. Sa fameuse interview du colonel turc a poussé notre commandement à commettre un faux pas, des hommes sont morts. J'avais fait l'hypothèse que le colonel Ali Bey était un personnage mythique, inventé par le Français soit par vantardise de journaliste reporter, soit pour d'autres raisons moins innocentes. Maintenant je vois que j'ai été injuste. (Il baissa la voix et continua sur le ton de la confidence.) Nous avons reçu des informations de nos agents à Plevna. Osman Pacha a en effet auprès de lui un certain Ali Bey qui est son aide ou son conseiller. Cet homme ne se montre pratiquement jamais en public. Notre agent n'a pu l'apercevoir que de loin et n'a distingué qu'une barbe noire très épaisse et des lunettes teintées. D'ailleurs Paladin avait lui aussi mentionné sa barbe.
- Une barbe, des lunettes ? (Varia baissa elle aussi la voix.) Ne serait-ce pas, comment s'appelle-t-il, le fameux Anvar Effendi ?
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- Chut !
Kazanzakis jeta alentour des regards nerveux et parla plus bas encore :
- Je suis certain que c'est lui. C'est un personnage très retors. Il s'est joué de notre correspondant dans les grandes largeurs en lui parlant des trois-quatre hommes qu'il avait à sa disposition alors que les forces essentielles n'allaient pas arriver de sitôt. Ce n'était pas un montage très compliqué, mais c'était intelligemment ficelé. Et nous, pauvres crétins, nous avons mordu à l'hameçon.
- Cela dit, si Paladin n'est pour rien dans la première défaite de Plevna et si Loukan qu'il a tué était un traître, c'est à tort que le journaliste a été renvoyé, n'est-ce pas ? demanda Varia.
- En effet, vous avez raison. Le malheureux n'a simplement pas eu de chance, conclut le lieutenant-colonel avec un geste de la main qui marqua son indifférence. Vous voyez, Varvara Andréevna, comme je suis franc avec vous. Je vous ai entre autres mise au courant d'une information secrète. Et vous, vous ne voulez pas me confier une simple bêtise. J'ai recopié la page du carnet de Loukan, et cela fait trois jours que je me creuse la tête sans parvenir à rien. J'avais d'abord pensé que c'était codé, mais cela n'en a pas l'air. Est-ce une énumé-ration de corps de troupe ou l'indication de leurs mouvements ? Le chiffre de pertes ou de renforts ? Soyez gentille, dites-moi les résultats auxquels est parvenu Fandorine.
- Je ne vous dirai qu'une chose. C'est beaucoup plus simple que cela, lâcha Varia avec condescendance.
Et, réajustant son chapeau, elle prit d'une démarche légère la direction du press-club.
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Les préparatifs du troisième et dernier assaut de la forteresse de Plevna occupèrent tout le mois d'août qui, cette année-là, fut particulièrement tor-ride. Ils se déroulèrent dans le plus grand secret, ce qui n'empêcha pas tout le camp d'affirmer ouvertement que le combat aurait certainement lieu le 30, jour de la fête du souverain. Du matin au soir, l'infanterie et la cavalerie travaillaient dans les plaines et les collines avoisinantes à des manouvres communes. Les routes étaient jour et nuit encombrées par des convois d'armes d'assaut et de campagne. Les jeunes soldats épuisés, avec leur vareuse mouillée de transpiration, leur képi gris de poussière et leur mouchoir dans le cou pour se protéger du soleil faisaient peine à voir, mais l'humeur générale était à la vengeance et à la gaieté : cette fois c'était la fin, notre patience était à bout. Les Russes mettent du temps à atteler, mais ils roulent vite, et cette sale petite mouche de Plevna allait voir s'abattre sur elle notre puissante poigne d'ours.