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Au club comme au mess des officiers où Varia prenait ses repas, tout le monde était soudain devenu stratège : chacun dessinait des plans, faisait parade de sa connaissance des pachas turcs, se demandait où serait porté le coup essentiel. Sobolev était passé plusieurs fois, mais il ne se départait pas d'un air mystérieux et important, il ne jouait plus aux échecs, considérait Varia avec dignité et ne se plaignait plus de son triste destin. Un ami de l'état-major avait laissé entendre que, dans l'assaut qui se préparait, le major général allait être amené à jouer un rôle si ce n'est décisif, du moins d'une très grande importance et qu'il

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avait désormais sous ses ordres deux brigades et un régiment. Les mérites de Mikhaïl Dmitriévitch avaient donc fini par être reconnus.

Une grande animation régnait dans le camp, et Varia essayait de toutes ses forces de se pénétrer de cet entrain général. Bizarrement, elle n'y parvenait pas. A vrai dire, elle n'en pouvait résolument plus de toutes ces conversations sur les réserves, les dislocations et les communications. On ne la laissait toujours pas aller voir Pétia ; Fandorine était plus sombre que la nuit et ne répondait plus aux questions que par des sons inarticulés et inintelligibles ; Zourov n'apparaissait plus que dans le sillage de son patron, coulait à Varia les regards d'un loup emprisonné, adressait des grimaces pitoyables au garçon du club, mais ne jouait pas aux cartes et ne demandait rien à boire : une discipline de fer régnait dans le détachement de Sobolev. A mi-voix, le hussard avait confié à l'assemblée que " le gars Jérôme " avait pris en main " les choses et les gens " et qu'il ne laissait personne respirer. Quant à Mikhaïl Dmitriévitch, il le protégeait et l'empêchait de recevoir la bonne leçon qu'il méritait. Vivement l'assaut !

Le seul événement heureux de toutes ces journées avait été le retour de Paladin qui, finalement, avait attendu à Kichinev que les choses se tassent et, apprenant sa complète réhabilitation, s'était hâté de regagner le théâtre des opérations. Mais le Français lui-même, que Varia avait été si heureuse de retrouver, n'était plus comme avant. Il ne lui racontait plus d'histoires amusantes pour la distraire, évitait de parler de l'incident de Bucarest et passait son temps à courir dans le camp pour

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rattraper son mois d'absence, rédigeant article sur article pour sa revue. Bref, Varia avait sensiblement le même sentiment qu'au restaurant de l'hôtel Royal quand, sentant une odeur de sang, les hommes s'étaient déchaînés, oubliant totalement son existence. Cela ne faisait que confirmer une fois de plus que l'homme était par son être proche du monde animal, le principe animal s'exprimait en lui d'une manière plus évidente que chez la femme, c'est pourquoi c'est justement cette dernière qui, étant un être plus développé, plus fin et plus complexe, était la variante la plus authentique de Y Homo sapiens. Malheureusement, elle n'avait personne à qui faire part de ses réflexions. A l'écou-ter, les deux infirmières ne faisaient que pouffer en mettant leur main devant leur bouche ; quant à Fandorine, il hochait la tête d'un air distrait et en pensant à autre chose.

En un mot, ce fut pour elle une période d'ennui, morne et sans intérêt.

A l'aube du 30 août, Varia fut réveillée par un grondement terrible. C'était la première canonnade qui commençait. La veille, Eraste Pétrovitch lui avait expliqué qu'outre l'habituelle préparation d'artillerie, les Turcs allaient être soumis à une action psychologique - c'était dans l'art militaire un terme nouveau. Au premier rayon du soleil, au moment précis où le croyant doit adresser sa première prière à Allah, trois cents canons russes et roumains allaient ouvrir un feu roulant sur les fortifications turques. A neuf heures précises la canonnade devait cesser. Prévoyant une attaque, Osman Pacha allait faire monter en première ligne

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des forces neuves, mais voilà : les alliés n'allaient pas bouger, et le silence allait s'instaurer sur la plaine de Plevna. A onze heures zéro zéro, les Turcs perplexes allaient voir fondre sur eux une nouvelle rafale d'artillerie qui allait durer jusqu'à une heure de l'après-midi. Puis nouveau calme. L'ennemi emporte ses blessés et ses morts, répare à la va-vite les dégâts subis, fait avancer de nouveaux canons pour remplacer les anciens, mais l'attaque ne survient toujours pas. Les Turcs, qui n'ont pas les nerfs solides et qui, comme on le sait, sont capables d'une action forte et brève, mais ne résistent pas à un effort prolongé, commencent à s'affoler, la panique s'installe peut-être dans leurs rangs. Selon toute vraisemblance, la totalité de leur haut commandement se rassemble sur la ligne du front, braque les lunettes et n'y comprend rien. Et c'est à ce moment-là, à quatorze heures trente, qu'une troisième salve de canonnade assaille l'ennemi, après quoi, une heure après, les colonnes montent à l'assaut des Turcs épuisés par l'attente.

Varia se recroquevilla entre ses draps en imaginant les malheureux défenseurs de Plevna. Ce doit être affreux d'attendre un événement décisif une heure, deux heures, trois heures, toujours sans rien voir venir. Elle, elle n'y aurait pas tenu, elle en était sûre. C'était bien pensé, il n'y avait pas à dire, on ne pouvait pas ne pas leur reconnaître cela, à ces génies de l'état-major !

Ba-an ! Ba-an ! ban ! ban ! Il y en a pour un moment, se dit Varia. Il faudrait aller déjeuner.

Non avertis du plan subtil de la préparation d'artillerie, les journalistes étaient partis au front avant le lever du jour. Pour la position du point presse, il

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convenait de se mettre d'accord au préalable avec le commandement, et, au terme de longues discussions, il avait été décidé en majorité de demander à être placés sur une hauteur située entre Grivitsa, où se trouvait le centre des positions russes, et la route de Lovtcha, au-delà de laquelle s'étendait le flanc gauche. Dans un premier temps, la plupart des correspondants avaient demandé à être plus proches du flanc droit, car, de toute évidence, c'est là qu'allait être portée l'attaque essentielle, mais Paladin et McLaughlin avaient amené leurs collègues à changer d'avis, leur argument majeur étant que, même si le flanc gauche était destiné à ne jouer qu'un rôle secondaire, c'est là qu'était Sobolev, et les choses n'allaient donc pas s'y passer sans incidents pittoresques.

Ayant pris son petit déjeuner en compagnie des deux infirmières qui étaient toute pâles et qui sursautaient au moindre coup de feu, Varia partit à la recherche d'Eraste Pétrovitch. Il n'était pas à l'état-major, il n'était pas non plus à la Section spéciale, et ce n'est qu'en jetant à tout hasard un coup d'oil chez lui qu'elle le trouva installé bien tranquillement dans son fauteuil pliant, un livre à la main, en train de prendre son café en balançant au bout de son pied une mule en maroquin au bout redressé.

- Quand allez-vous sur la ligne de front ? demanda Varia en s'asseyant sur le lit parce que c'était le seul endroit où l'on pouvait s'asseoir.

Eraste Pétrovitch haussa les épaules. Il avait le visage tout rayonnant de belles couleurs. La vie du camp convenait parfaitement à l'ex-engagé volontaire.