En se retournant, Varia vit que toute la plaine
s'était mise en mouvement : les petits îlots de
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vareuses blanches s'agitaient, se regroupant rapidement sur une ligne. Au pied de la colline passaient en courant des hommes pâles précédés d'un officier d'un certain âge portant une longue moustache et dont le boitillement ne ralentissait pas l'allure.
- Ne traînez pas ! Plus haut les sabres ! cria-t-il d'une voix perçante en se retournant. Sémentsov, gare à toi ! Je t'arracherai la tête !
De nouvelles colonnes passaient déjà à proximité, mais Varia continuait à accompagner du regard la première, avec son commandant d'un certain âge et ce Sémentsov qu'elle ne connaissait pas.
La compagnie se déploya en une ligne et courut lentement en direction de la lointaine redoute au sommet de laquelle des fontaines de terre se cabraient de plus belle.
- Qu'est-ce qu'il va leur mettre ! dit une voix à côté d'elle.
Au loin dans la plaine, les obus éclataient de plus en plus nombreux, une fumée qui couvrait le sol empêchait de voir, mais la compagnie de Varia courait pour le moment sans obstacles, et personne n'avait l'air de lui tirer dessus.
- Vas-y, Sémentsov, vas-y ! murmurait la jeune femme en serrant les poings.
Bientôt l'ensemble des colonnes déployées dans la plaine l'empêchèrent de voir la " sienne ". Mais quand l'espace vide jusque-là qui s'étendait devant la redoute fut occupé jusqu'à la moitié par des vareuses blanches, juste au milieu de la masse humaine, tels des petits buissons bien rangés, des obus éclatèrent : un premier, un deuxième, un troi-
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sième, un quatrième. Puis, un peu plus près, une nouvelle fois : un premier, un deuxième, un troisième, un quatrième. Puis d'autres, puis d'autres encore.
- Ils ont un feu nourri ! entendit-elle. Voilà ce qu'a donné la préparation d'artillerie. Ils auraient mieux fait de ne pas faire les malins avec ces nouvelles idées psychologiques, mais de taper sans relâche !
- Ils battent en retraite ! Ils reculent !
Kazanzakis attrapa l'épaule de Varia qu'il serra très fort.
Indignée, elle le toisa de bas en haut, mais comprit bien vite qu'il n'avait plus sa tête. Se libérant tant bien que mal, elle regarda en direction de la plaine.
Celle-ci était dissimulée par une couche de fumée dans laquelle scintillaient des taches blanches et volaient des mottes de terre noire.
Sur la hauteur, ce fut le silence. Emergeant du brouillard bleuâtre, une foule silencieuse courait, passant des deux côtés du poste d'observation. Varia vit du rouge sur les vareuses blanches et rentra la tête dans ses épaules.
La fumée se dispersait peu à peu. Bientôt on put découvrir la plaine couverte des trous noirs des explosions et des points blancs des vareuses. En regardant plus soigneusement, Varia s'aperçut que les points blancs bougeaient, et elle entendit une plainte sourde qui avait l'air de monter de la terre elle-même. Les canons venaient justement de se taire.
- La première phase de l'opération est achevée, dit l'officier qui avait été attaché aux journalistes
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par l'état-major général. Osman est solidement implanté. Il faudra se donner du mal. On va reprendre la préparation d'artillerie, après quoi on remonte. Varia fut prise d'une nausée.
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Les Nouvelles russes (Saint-Pétersbourg) 31 août (12 septembre) 1877
... Ayant en tête les propos paternels que venait de lui prodiguer son commandant aimé, le valeureux soldat s'écria : " Mikhaïl Dmitriévitch, je mourrai, mais le message sera transmis ! " Ce jeune héros de dix-neuf ans sauta sur son coursier et partit au galop sur la plaine caressée par des vents de plomb, en direction des forces centrales de l'armée dont le séparaient les Bachi-Bouzouks, tapis dans un pli du terrain. Les balles sifflaient au-dessus de sa tête, mais il n'en finissait pas d'éperonner sa monture bouillonnante en murmurant : " Plus vite ! Plus vite ! C'est de moi que dépend l'issue du combat ! "
Le destin fatal est hélas plus puissant que la bravoure. Des coups de feu nourris claquèrent, et le vaillant messager s'effondra sur le sol. Couvert de sang, il sauta sur ses jambes et courut vers l'ennemi, brandissant son épée, mais déjà les Bachi-Bouzouks l'assaillaient en grand nombre, tels des milans noirs. Ils le jetèrent à terre et durant un long moment, avec une cruauté sans nom, s'employèrent à hacher de leurs sabres le corps privé de vie.
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Ainsi mourut Serge Véréchtchaguine, le frère du célèbre peintre.
Ainsi disparut un talent très prometteur dont le destin était de ne pas se déployer dans toute sa force.
Ainsi périt le troisième messager dépêché par Sobo-lev au souverain..
Vers sept heures du soir, Varia se retrouva au fameux croisement où, cette fois, à la place du capitaine à la voix enrouée, c'était un lieutenant à la voix tout aussi cassée qui dirigeait les opérations. Sa tâche était encore plus malaisée car il s'agissait à présent de coordonner deux flux contraires : comme la première fois des chariots de munitions étaient acheminés au front, mais en même temps, du front, on évacuait les blessés.
Ayant assisté à la première attaque, la jeune fille avait flanché, comprenant qu'elle ne supporterait pas une seconde fois un spectacle pareil, et elle avait voulu regagner l'arrière. En route, elle avait d'ailleurs versé quelques larmes, heureuse de n'avoir personne à proximité pour la voir pleurer. Elle hésitait cependant à retourner au camp. Elle avait honte.
La malheureuse ne se ménageait pas les reproches : pauvre mimosa fragile, petite mijaurée, sexe faible. Tu savais pourtant bien que tu allais à la guerre et non pas à la parade de Pavlovsk. En même temps, elle ne voulait surtout pas faire plaisir au conseiller titulaire qui, finalement, avait eu raison une fois de plus.
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En fin de compte, elle rebroussa chemin.
Elle allait au pas et, au fur et à mesure que les bruits du combat se rapprochaient, elle avait le cour qui se serrait. Au centre de la ligne de front, les coups de feu avaient pratiquement cessé, et on n'entendait plus que le grondement des canons. En revanche, sur la route de Lovtcha où, coupé des autres, se battait le détachement de Sobolev, les salves se succédaient et, bien que faiblement audible à cette distance, un hurlement incessant de voix humaines nombreuses se faisait entendre. Le général Michel rencontrait visiblement de sérieuses difficultés.
Soudain Varia tressaillit : McLaughlin, tout éclaboussé de boue, sortait des buissons. Son chapeau était parti sur le côté, il avait le visage tout rouge et le front inondé de sueur.
- Alors ? Comment ça se passe ? demanda Varia en attrapant le cheval de l'Irlandais par la bride.
- Je crois que ça va, répondit-il en s'essuyant les joues avec son mouchoir. Ouf! je me suis enfoncé dans des broussailles, et j'ai bien cru que je ne m'en sortirais jamais !
- Comment ça, ça va ? Les redoutes sont prises ?
- Non, au centre les Turcs ont résisté, mais il y a une vingtaine de minutes, le comte Zourov est passé à proximité de notre poste d'observation. Pressé de rejoindre l'état-major de l'empereur, il s'est contenté de nous lancer : " Victoire ! Nous sommes entrés dans Plevna ! Je n'ai pas le temps de m'arrêter, messieurs, car je suis porteur d'un message de la plus grande urgence ! " Monsieur
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Kazanzakis lui a emboîté le pas. Ce monsieur est un grand vaniteux, et il veut certainement être aux côtés de celui qui va annoncer une bonne nouvelle, on ne sait jamais, il pourrait toujours en retirer un petit bénéfice. (McLaughlin hocha la tête avec désapprobation.) Recueillant l'information, ces messieurs les journalistes sont partis en courant - vous savez bien que, pour ces cas-là, chacun a son homme parmi les télégraphistes - et je vous assure qu'à cette minute même des télégrammes annonçant la prise de Plevna volent en direction des diverses rédactions.
- Et vous, pourquoi êtes-vous ici ?
Le correspondant répondit avec dignité :