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Le bâtiment, ressemblant à un hôtel de gare de moyenne catégorie, se trouvait dans une rue sale à la chaussée défoncée, où l’air était imprégné d’une puissante odeur de mazout et de fumée de locomotive. En revanche, à l’intérieur, régnaient l’ordre et la propreté, mais aussi, faut-il le préciser, une totale absence d’éléments décoratifs quels qu’ils soient : tableaux aux murs ou géraniums aux fenêtres.

Tout le rez-de-chaussée se résumait à une grande salle occupée par trois dizaines de tables, surmontées chacune par un panonceau portant le nom de telle ou telle portion de ligne. Courbés sur des tas de papiers, les employés transcrivaient des choses dans les livres de comptes, si absorbés dans leur tâche que, même s’ils lui jetèrent machinalement des coups d’śil, ils n’accordèrent aucune véritable attention à Fandorine. Ici, de toute évidence, on était habitué à voir des stagiaires en uniforme d’étudiant.

Dans un renfoncement au niveau du palier séparant le rez-de-chaussée et l’entresol, était installé le bureau du télégraphe, équipé de plusieurs appareils. Tous stridulaient sans interruption.

Plus haut encore, se trouvait le bureau du directeur, où pour l’heure se rendait Eraste Pétrovitch. Dans la mesure où, la veille au soir, il avait déjà pénétré dans le saint des saints, le chemin lui était déjà connu : gravir encore deux volées de marches et passer la porte capitonnée de cuir.

Mais, juste devant celle-ci, l’assesseur de collège dut s’arrêter. De l’entrebâillement provenaient des sanglots et des soupirs : quelqu’un pleurait.

— Qu’est-ce que vous avez à chialer comme ça ? fit un homme d’une voix cassante. Vous disiez vous-même que vous ne l’aimiez pas, et maintenant voyez dans quel état vous êtes. Vous mentiez ou quoi ?

Quelqu’un se moucha bruyamment, puis la même voix d’homme prononça avec une sollicitude empreinte de grossièreté :

— Prenez ce mouchoir, le vôtre est tout trempé… Hé, Mavra Loukinichna, vous ne l’aimiez pas, c’est sûr. A peine trois jours après l’enterrement, vous voilà prête à aller peindre. Ce n’est pas un reproche, bien au contraire. J’ai horreur de l’hypocrisie. Mais si vous ne l’aimiez pas, inutile de pleurer comme une Madeleine. Encore si c’était quelqu’un qui en valait la peine, mais Stern… Pouah !

Là, alors qu’il avait par discrétion commencé à reculer, Fandorine s’immobilisa et tendit l’oreille.

— Arrêtez, c’est répugnant ! C’est vous qui êtes « pouah ! »… En plus, ce n’est pas à cause de Stern que je pleure… répondit la voix nasillarde d’une jeune fille. Ou pas seulement à cause de lui. Je regrette aussi Paris. Ouh, ouh…

Et, de nouveau, retentirent des sanglots.

— Ah, je vous l’offrirais bien, votre Paris ! Si j’avais assez d’argent…

Celle qui pleurait interrompit l’homme.

— Merci, mais je ne serai pas votre épouse. Pour m’appeler Landrinov, du nom d’un bonbon… Ce serait changer son cheval borgne pour un aveugle.

Et elle éclata de rire, dévoilant une étonnante capacité à passer sans transition de la tristesse à la gaieté.

Considérant qu’il le pouvait désormais, Eraste Pétrovitch gravit bruyamment la dernière marche et ouvrit la porte en grand.

Deux personnes plantèrent sur lui leur regard : une demoiselle coiffée d’un grand chapeau de paille, portant sur l’épaule un chevalet en bois, et un monsieur avec un toupet au-dessus du front et un visage anguleux à l’expression nerveuse.

La jeune fille était des plus charmantes. En fait, il serait plus juste de la qualifier autrement : jolie, oui, mais pas mignonne – un regard trop direct et trop perçant pour cela, sans compter l’air obstiné et déterminé qui transparaissait dans le dessin de sa bouche.

Belle, vive, pleine de caractère, la jaugea Eraste Pétrovitch.

— Je vous prie de m’excuser, mais pouvez-vous m’indiquer le secrétariat ? demanda-t-il avec la dose de timidité qui seyait à un stagiaire.

— Vous êtes bien sûr que c’est le secrétariat que vous cherchez ? demanda l’homme en l’examinant de la tête aux pieds. Ne serait-ce pas plutôt le bureau des écritures ? Dans ce cas, vous vous êtes compliqué la vie pour rien : c’est en bas. Si c’est pour un stage, adressez-vous à Kronberg. Une espèce de petit rat avec un pince-nez, assis près de la fenêtre, sur la gauche en descendant.

— Non, je cherche monsieur le baron. J’ai été embauché comme secrétaire, provisoirement… Je me présente, Paul Matvéiévitch Pomerantsev.

Ce nom était effectivement celui d’un condisciple d’Alexandre von Mack (pour le cas où les gens de Mossolov auraient l’idée de vérifier). Pas une seule fois l’assesseur de collège ne buta sur le nom, regorgeant pourtant de p et de m si difficiles pour lui. C’était stupéfiant, mais il suffisait à Eraste Pétrovitch d’entrer dans la peau d’un autre personnage au cours d’une enquête pour que son maudit bégaiement disparaisse sans laisser de traces. D’ailleurs, il était depuis longtemps habitué à ce phénomène et ne s’en étonnait pas.

— Landrinov, machiniste de la « Remington », se présenta l’homme au toupet, sans tendre la main. Il ne s’agit pas d’une locomotive mais d’une sorte d’imprimerie de table.

Fandorine voulut dire qu’il savait très bien de quoi il était question (lui-même possédait chez lui une machine à écrire Remington, ce chef-d’śuvre du progrès technique), mais la demoiselle intervint dans la discussion :

— Comme vous avez un visage intéressant ! Et ces tempes ! Elles sont comme cela de naissance ? Ecoutez, je voudrais faire votre portrait.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de tellement intéressant dans le fait d’avoir des cheveux blancs alors qu’on est encore étudiant ! s’emporta Landrinov. Quel âge avez-vous, monsieur ?

Eraste Pétrovitch écarta les mains, l’air désolé :

— Vingt-sept ans déjà. Je fais partie des éternels étudiants. Je ne suis pas riche, voyez-vous. Je termine une année d’études, l’année suivante je travaille quelque part, et avec l’argent amassé je retourne étudier.

— Eh bien, si vous restez ici toute l’année, nous aurons l’occasion de nous voir, dit la jeune fille. Alors, réfléchissez à mon histoire de portrait. Je suis très bonne à la peinture à l’huile. Je me présente : Mavra. Sans patronyme. Mavra tout court.

En effet, elle ressemble tout à fait à une Maure, pensa Eraste Pétrovitch. Une Maure albinos : bouche lippue, petit nez retroussé, cheveux blonds aux boucles serrées. Ce n’est pas pour rien que l’on dit, au Japon, que le nom détermine le destin. L’homme est conforme à la façon dont on l’a nommé.

La jeune fille tendit la main, non pour qu’on la lui baise, mais toute droite, comme une pelle. Elle serra la main de l’assesseur de collège entre ses doigts fins mais étonnamment puissants, puis, ayant rajusté la sangle de son chevalet sur son épaule, elle prit congé et descendit l’escalier.

— Qu’est-ce que vous avez à la suivre comme ça du regard ? Vous la trouvez à votre goût ? demanda le remingtoniste, faussement désinvolte.

Fandorine laissa la question sans réponse. Les gens mal élevés ont cet avantage que l’on peut également s’abstenir d’être poli avec eux.

— En montant l’escalier, j’ai entendu des pleurs de femme. Il s’est passé quelque chose ?

Landrinov se pencha :

— Elle a un peu chialé. On a eu une sale histoire ici… Mais vous en avez sûrement entendu parler.

— Vous faites allusion à la mort de Léonard von Mack ?

— Oui, quelqu’un a éliminé la vieille araignée. On lui a mis du poison dans sa théière.