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« Léon Karakine était obèse, poussif, rougeaud, bref, ce que l’on appelle une nature apoplectique, et l’on pouvait espérer que la retraite forcée des princesses ne serait pas de longue durée. Mais les années passaient, le prince était de plus en plus gros, haletait de plus en plus bruyamment, et ne manifestait pas la moindre intention de mourir. Les fiancés potentiels patientèrent, patientèrent, puis finirent par oublier les malheureuses recluses.

« Bien que considéré comme un faubourg de Moscou, Sosnovka était perdu au milieu des forêts, à une vingtaine de verstes1 de la première route, sans parler de la voie de chemin de fer, plus éloignée encore. En un mot : un trou. Néanmoins, l’endroit était idyllique et magnifiquement aménagé. Je possède moi-même un petit domaine situé non loin, si bien qu’il m’arrivait souvent de rendre au prince des visites de voisinage. Je précise que Sosnovka était un endroit merveilleux pour la chasse au coq de bruyère. Et, ce printemps-là, le gibier venait pratiquement se poser sur le guidon du fusil. Je n’avais jamais vu une telle parade. Bref, je m’attardai plus que de mesure, de sorte que toute l’histoire se déroula directement sous mes yeux.

« Le vieux prince avait depuis longtemps le désir de faire construire dans le parc un belvédère de style viennois. Il avait d’abord fait venir de Moscou un célèbre architecte qui avait conçu un projet et même entrepris la construction, mais ne l’avait pas terminée : incapable de supporter le despotisme du prince, il avait plié bagage. Pour achever le travail, Léon Karakine s’était adressé à un architecte plus modeste, un Français du nom de Renard. Jeune et plutôt bien de sa personne. Certes, il boitait sensiblement, mais, depuis lord Byron, nos demoiselles ne considéraient plus cela comme un défaut.

« La suite… vous l’imaginez aisément. Cela faisait dix ans que les deux demoiselles vivaient en permanence à la campagne. Elles avaient vingt-huit ans, étaient privées de toute espèce de compagnie, si ce n’était, de temps à autre, un vieil imbécile dans mon genre qui venait chasser. Or, voilà que débarquait un beau jeune homme, à l’esprit vif et natif de Paris.

« Il faut dire que, en dépit de leur ressemblance extérieure, les princesses avaient deux tempéraments complètement différents. Aniouta rappelait Tatiana, l’héroïne d’Eugène Onéguine de Pouchkine : indolente, mélancolique, un peu raisonneuse et, pour être franc, un tantinet ennuyeuse. Polinka, en revanche, était espiègle, exubérante, telle la sśur de Tatiana, « candide comme la vie du poète, douce comme un baiser d’amour ». Sans compter que le côté vieille fille transparaissait moins chez elle que chez sa sśur.

« Renard prit le temps de s’installer, de se familiariser avec les habitudes de la maison, et, bien sûr, jeta son dévolu sur Polinka. J’observais tout cela de l’extérieur et m’amusais follement, ne soupçonnant pas alors de quelle incroyable façon allait se terminer cette pastorale. D’un côté, vous aviez une Polinka éperdument amoureuse, de l’autre, un petit Français enivré par l’odeur des millions, et, enfin, une Aniouta dévorée de jalousie à qui revenait, bien malgré elle, le rôle de gardienne de la moralité. J’avoue franchement que cette comédie ne me divertissait pas moins que la parade amoureuse du coq de bruyère. Le noble père, pour sa part, était dans l’ignorance de tout cela, bien trop arrogant pour imaginer qu’une princesse Karakina pût s’éprendre d’un petit architecte de rien du tout.

« Naturellement, cela se termina par un scandale. Un soir, par hasard (ou pas du tout par hasard), Aniouta jeta un coup d’śil dans la cabane du jardin et découvrit sa sśur et Renard in flagrante delicto. Immédiatement, elle alla moucharder à son papa. Le redoutable prince Karakine, échappant miraculeusement à la crise d’apoplexie, voulut chasser sur-le-champ le criminel. A grand-peine, le petit Français parvint à le convaincre de le laisser demeurer jusqu’au matin, les bois autour de Sosnovka étant tels qu’un homme seul en pleine nuit pouvait parfaitement s’y faire dévorer par les loups. Si je ne m’en étais pas mêlé, on aurait mis le fornicateur à la porte sans autre forme de procès et en simple redingote.

« Polinka, éplorée, fut expédiée dans sa chambre et placée sous la garde de sa raisonnable sśur, l’architecte regagna, afin de préparer ses bagages, l’aile où il était logé, les domestiques s’éclipsèrent, et ce fut donc sur votre humble serviteur que se déversa tout le courroux du prince. Karakine tempêta pratiquement jusqu’au petit jour et me mit dans un tel état que je ne dormis que très peu cette nuit-là. Le matin, par la fenêtre, je vis le Français embarquer pour la gare dans une simple charrette. Le pauvre garçon ne cessait de regarder en direction des fenêtres. Mais en vain ; apparemment, personne n’était là pour lui adresser le moindre signe d’adieu. Il en faisait une triste mine, le Français !

« Puis commencèrent les prodiges.

« Les princesses ne parurent pas pour le petit déjeuner. La porte de leur chambre était fermée à clé et, malgré les coups répétés, personne ne répondait. Le prince se met de nouveau en rage, commence à montrer les signes d’une crise d’apoplexie imminente, ordonne d’envoyer au diable la maudite porte.

« La porte est fracassée. On entre. Seigneur Jésus ! Aniouta est dans son lit, comme plongée dans un profond sommeil, mais pas trace de Polinka, elle a disparu. Elle n’est ni dans la maison ni dans le parc, elle semble s’être évaporée comme par enchantement.

« On eut beau essayer de réveiller Aniouta, rien n’y fit. Le médecin de famille installé à demeure était mort peu auparavant, et l’on n’en avait pas encore engagé de nouveau. Il fallut dépêcher une voiture à l’hôpital du district. Arriva un médecin, du genre à cheveux longs. Il tâta la patiente, la palpa, la mania et dit : “Elle a les nerfs sérieusement détraqués. Qu’elle reste couchée, elle va reprendre connaissance.”

« Puis revint le charretier qui avait raccompagné le Français. Un homme de toute confiance, attaché depuis toujours au domaine. Il jura qu’il avait conduit Renard à la gare et l’avait même mis dans le train. Il n’y avait pas de demoiselle avec lui. D’ailleurs, comment aurait-elle pu se faufiler par le portail ? Le parc de Sosnovka était entouré d’un haut mur de pierre et des gardes étaient postés à l’entrée.

« Aniouta reprit connaissance le lendemain, mais dans quel état… Elle avait perdu l’usage de la parole. Elle n’arrêtait pas de pleurer, tremblait de tous ses membres, claquait des dents. Une semaine plus tard, elle recommença peu à peu à parler, mais elle ne se rappelait rien de cette fameuse nuit. Dès qu’on lui posait des questions, elle était prise de convulsions. Le médecin s’opposa fermement à ce qu’on l’interroge. D’après lui, il en allait de sa vie.

« Donc, Polinka avait bel et bien disparu. Le prince en était devenu complètement fou. Il écrivit au gouverneur, au souverain lui-même, alerta la police. A Moscou, on prit Renard en filature, mais cela non plus ne donna rien. Le petit Français se démenait comme un beau diable pour trouver des clients, mais sans succès, naturellement. Personne ne voulait se fâcher avec Karakine. Et le pauvre type n’eut plus qu’à regagner son Paris natal. Mais le prince ne décolérait pas. Il s’était mis en tête que le scélérat avait tué sa Polinka chérie et l’avait enterrée quelque part. On retourna tout le parc, on assécha les étangs, exterminant au passage des carpes inestimables. Rien. Un mois plus tard, l’apoplexie frappa. Le prince était à table en train de déjeuner quand, soudain, il poussa un râle et s’affaissa, le front dans son assiette de soupe. Rien d’étonnant après de telles épreuves…