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« A la suite de la nuit fatale, Aniouta n’avait pas tant l’esprit dérangé qu’un caractère complètement différent. Si, auparavant, elle ne se distinguait pas particulièrement par sa gaieté, désormais elle n’ouvrait carrément plus la bouche. Au moindre bruit, elle sursautait, comme paniquée. Je ne suis pas, je l’avoue, grand amateur de tragédie. J’avais donc fui Sosnovka alors que le prince était encore en vie. Ensuite, je ne suis revenu que pour l’enterrement. Grand Dieu, la propriété était méconnaissable ! C’était sinistre, on avait l’impression qu’un grand corbeau noir avait tout recouvert de son aile. Je regarde, je me souviens et je me dis : Que ce lieu soit déserté. Et c’est ce qu’il advint.

« Restée seule héritière, Aniouta ne voulut pas continuer de vivre là-bas, et elle partit. Mais pas pour s’installer n’importe où, dans la capitale ou en Europe, mais au bout du monde. Son régisseur lui envoie de l’argent au Brésil, à Rio de Janeiro. Par curiosité, j’ai regardé sur une mappemonde. Eh bien, Rio est très exactement à l’opposé de Sosnovka, impossible de trouver un endroit plus éloigné. C’est dire combien son pays natal faisait horreur à la princesse. Réfléchissez un instant : le Brésil ! On ne doit pas y croiser un seul visage russe, fit Arkhip, terminant avec un soupir son singulier récit.

Ayant écouté la curieuse histoire avec intérêt, Eraste Pétrovitch Fandorine marmonna d’un air pensif :

— Pourquoi dites-vous cela ? J’ai justement un ami au Brésil, un ancien c-collègue de notre ambassade au Japon : Karl Ivanovitch Weber.

Le fonctionnaire chargé des missions spéciales s’exprimait de façon délicate, plaisante, et son léger bégaiement n’y nuisait en rien.

— Weber est maintenant ambassadeur auprès de d-don Pedro, l’empereur du Brésil. Et Rio n’est pas à ce point le bout du monde.

— Vraiment ? s’étonna Arkhip en se tournant vivement vers Fandorine. Alors, peut-être est-il encore possible d’élucider le mystère ? Ah, cher Eraste Pétrovitch, il paraît que vous êtes un brillant esprit analytique, que vous pouvez briser n’importe quel mystère plus facilement qu’une noix. Eh bien, voici pour vous un problème qui n’a aucune solution logique. D’un côté, Polinka Karakina a disparu, c’est un fait ; de l’autre côté, elle ne pouvait d’aucune manière quitter la propriété, et c’est aussi un fait.

— Oui, exactement, renchérirent aussitôt plusieurs dames. Monsieur Fandorine, Eraste Pétrovitch, nous mourons tous d’envie de savoir ce qui s’est vraiment passé dans cette histoire.

— Je suis prête à parier qu’Eraste Pétrovitch n’aura aucun mal à résoudre ce paradoxe, déclara Odintsova, sûre d’elle.

— Vous voulez parier ? fit Mustafine, saisissant la balle au bond. Combien ?

Il convient d’expliquer que Lydia Nicolaievna et Arkhip Mustafine étaient tous deux des querelleurs invétérés et que leur passion des paris confinait parfois à l’absurde. Les plus perspicaces des invités se regardèrent, soupçonnant que la mystérieuse histoire, apparemment surgie par hasard de la mémoire du conteur, n’était en fait qu’un intermède préparé d’avance et que le jeune fonctionnaire se retrouvait victime d’un complot habilement ourdi.

— J’aime beaucoup votre petit Boucher, dit Arkhip avec un léger salut.

— Et moi votre grand Caravage, répondit l’hôtesse sur le même ton.

Mustafine eut un mouvement de tête admiratif face à l’appétit exorbitant d’Odintsova, mais ne contesta pas : visiblement, il ne doutait pas de sa victoire. A moins qu’ils ne se soient préalablement mis d’accord.

Eraste Pétrovitch, sidéré par une telle fougue, écarta les mains, l’air désarmé.

— Mais je n’étais pas sur les lieux, je n’ai pas vu les p-protagonistes. Pour autant que j’ai compris, la police n’a rien pu faire, alors qu’elle disposait de tous les moyens nécessaires. Que voulez-vous que je fasse maintenant ? En plus, pas mal de temps a dû passer.

— Cela fera six mois en octobre, fut-il répondu.

— Oui, vous voyez…

— Eraste Pétrovitch, mon cher, mon délicieux ami, implora la maîtresse de maison, posant sa main sur celle de l’assesseur de collège. Ne causez pas ma perte. Vous voyez bien, j’ai déjà topé avec ce vampire ! Il va s’approprier mon Boucher sans vergogne ! Ce monsieur n’a pas une once de courtoisie chevaleresque.

— Mon ancêtre était mourza, un prince tatar, si vous préférez, précisa Arkhip Mustafine, l’air amusé. Et chez nous, dans la horde, la discussion avec les femmes est vite expédiée.

Pour Fandorine, en revanche, la courtoisie n’était apparemment pas un vain mot. Le jeune homme se frotta la racine du nez et bredouilla :

— Quoiqu’il y ait une chose… Dites-moi, m-monsieur Mustafine, avez-vous noté le genre de bagage qu’avait le Français ? Vous l’avez vu partir. Il devait bien avoir un coffre quelconque, non ?

Mustafine fit mine d’applaudir.

— Bravo ! Il a caché la fille dans sa malle et l’a emmenée. Quant à sa vertueuse sśur, Polinka lui a donné à boire une saleté quelconque qui lui a causé un choc nerveux. Ingénieux. Seulement voilà, il n’y avait malheureusement aucune malle. Le Français était nu comme un ver. Je me souviens de petites valises, de baluchons, de deux cartons à chapeaux. Non, monsieur, votre hypothèse ne tient pas.

Après un bref instant de réflexion, Fandorine demanda :

— Vous êtes absolument certain que la princesse ne pouvait pas s’entendre avec les gardes ou bien tout simplement les soudoyer ?

— Absolument. C’est la première chose que la police a vérifiée.

Curieusement, à ces mots, l’assesseur de collège s’assombrit brusquement et prononça en soupirant :

— Dans ce cas, votre histoire est infiniment plus vilaine que je ne le croyais.

Puis, après une courte pause, il demanda :

— Dites-moi, n’y aurait-il pas une conduite d’eau dans la maison du prince ?

— Une conduite d’eau ? A la campagne ? s’étonna Molly Sapéguine avant d’émettre un ricanement incrédule, persuadée que le beau fonctionnaire plaisantait.

Toutefois, Mustafine ajusta son monocle cerclé d’or et regarda Fandorine très attentivement, comme s’il venait seulement de le découvrir.

— Comment avez-vous deviné ? Figurez-vous qu’il y a effectivement une conduite d’eau dans la maison. Un an avant les événements que je viens de relater, le prince avait fait installer une chaudière et un réservoir. De sorte qu’aussi bien lui-même que les princesses et les invités disposaient de vraies salles de bains. Mais quel rapport avec l’affaire ?

— Je pense que votre p-paradoxe est résolu, dit Fandorine avant d’ajouter en secouant la tête : Mais d’une manière fort désagréable.

Les questions se mirent à fuser de tous côtés :

— Comment cela ? De quelle manière ? Mais enfin, que s’est-il passé ?

— Je vais de ce pas vous le raconter. Mais auparavant, Lydia Nicolaievna, j’aimerais charger votre laquais d’une mission.

Et l’assesseur de collège, devant une assemblée de plus en plus intriguée, écrivit un message qu’il remit au laquais en lui glissant quelques mots à l’oreille. La pendule de la cheminée sonna minuit sans que personne manifeste la moindre intention de partir. Tous attendaient en retenant leur souffle, mais Eraste Pétrovitch ne se pressait pas de commencer la démonstration de ses dons analytiques. Satisfaite de son flair qui, cette fois encore, ne l’avait pas trompée dans son choix de l’invité principal, Lydia Nicolaievna regarda le jeune homme avec un attendrissement quasi maternel. Le fonctionnaire chargé des missions spéciales avait toutes les chances de devenir l’idole de son salon. Katy Polotskaïa et Lily Epantchina allaient en crever de jalousie.