Eraste Pétrovitch était pressé de rentrer à l’hôtel. Il n’avait plus à craindre d’être suivi, et il avait besoin de joindre Saint-Pétersbourg le plus rapidement possible. Le fait que l’espionnage ennemi prît une part active aux désordres agitant Bakou changeait radicalement l’angle de vue, et même le tableau dans son entier.
Il faut immédiatement téléphoner à Saint-Estèphe, décréta-t-il. L’heure n’est plus à la confidentialité.
En tournant dans la rue Olguinskaïa, Fandorine aperçut quatre automobiles noires identiques garées devant l’entrée du National. Sur le perron se tenaient deux gendarmes. De plus près, il devint évident que leurs visages blancs n’avaient pas connu la brûlure du soleil. Ce n’étaient pas là des visages bakinois.
Seigneur, que s’était-il encore passé ici ?
Dans le hall, un jeune officier à la mine énergique, dont l’uniforme s’ornait d’une fourragère, se précipita sur Eraste Pétrovitch.
— Enfin ! On vous cherche dans toute la ville ! Allons, allons ! On vous attend !
— Qui ça ? demanda Fandorine, qui avait reconnu l’un des aides de camp du général Joukovski, le chef du corps des Gendarmes.
— M. le commandant et M. le directeur du Département de la police.
La grande politique
L’adjoint du ministre de l’Intérieur, commandant du corps des Gendarmes et général de la suite de Sa Majesté, Vladimir Fiodorovitch Joukovski, et le directeur du Département de la police, le conseiller secret Emmanuel Karlovitch de Saint-Estèphe, autrement dit les chefs des deux administrations responsables de la sécurité de l’Empire, se levèrent d’un air impatient pour accueillir Fandorine quand celui-ci, encore sous le coup de la stupéfaction, entra dans la salle des banquets laissée à l’entière disposition des hauts personnages venus de la capitale. On avait déployé là en hâte une sorte d’état-major de campagne. Des agents de liaison de l’armée achevaient d’installer un télégraphe spécial ainsi qu’une ligne de téléphone directe ; dans un angle, un poste de TSF portatif clignotait de toutes ses lampes ; plusieurs officiers et fonctionnaires disposaient sur les tables des dossiers administratifs.
— Ah ! le voilà !
Le général serra avec vigueur la main d’Eraste Pétrovitch, mais son visage de bouledogue, au front bombé et aux moustaches bismarckiennes, n’affichait aucune aménité. Sa Haute Excellence n’aimait pas le conseiller d’État à la retraite, elle savait en outre que celui-ci en était parfaitement conscient et ne jugeait pas utile de le dissimuler. La raison de cette antipathie profondément ancrée remontait à un lointain passé. Joukovski avait servi autrefois comme aide de camp du grand-duc, gouverneur général de Moscou, qui tenait Fandorine pour son ennemi juré. Son Altesse avait depuis plus de dix ans transporté ses pénates dans un autre monde, mais Vladimir Fiodorovitch avait gardé la même animosité envers Fandorine, en manière d’héritage pour ainsi dire, en mémoire du défunt. Eraste Pétrovitch témoignait au général une antipathie parfaitement réciproque, car pour aimer une personne qui ne vous aime pas, il faut être un saint homme ou un bodhisattva, or il n’était ni l’un ni l’autre.
Cependant, la fidélité du général à son chef disparu, individu fort peu plaisant que les Moscovites détestaient, avait de quoi, sans doute, susciter le respect. Il y avait là quelque chose de la loyauté des samouraïs. Eraste Pétrovitch estimait beaucoup, par ailleurs, les qualités pratiques du commandant en chef des gendarmes. C’était un homme efficace, consciencieux, et qui ne flagornait pas les puissants.
Il faut dire que Vladimir Fiodorovitch, de son côté, tout en restant hostile à Fandorine, appréciait énormément son professionnalisme et sa perspicacité. Tous deux savaient faire la part de leurs sentiments personnels dans l’intérêt d’une affaire.
Emmanuel Karlovitch ne sourit pas davantage au nouveau venu, mais pour une autre raison. De manière générale, il ne souriait pas. Il était triste, austère, suçotait constamment des pastilles pour l’estomac, et le teint de son visage était verdâtre, de la couleur du drap couvrant les bureaux de l’administration. Saint-Estèphe descendait d’une famille d’émigrants qui avaient fui en Russie les horreurs de la Révolution française et étaient restés servir l’empire septentrional – un empire incohérent et débraillé, mais en conséquence infiniment généreux avec les gens compétents et sévères. Emmanuel Karlovitch était exactement ainsi : ordonné, scrupuleux et honnête. Ces trois qualités, chez nous fort peu fréquentes (et encore plus rarement conjuguées), avaient assuré à Saint-Estèphe une brillante carrière, bien qu’Eraste Pétrovitch eût préféré voir un homme plus énergique au poste crucial de directeur général de la police.
Les événements de Bakou avaient une énorme importance pour l’État, et les nouvelles du jour donnaient à la situation locale une dimension encore plus grande. Néanmoins, Fandorine n’en revenait pas que deux hauts responsables du gouvernement eussent, toutes affaires cessantes, accouru à son appel dans une marche éloignée de l’Empire, surtout au beau milieu d’une crise politique qui, en grandissant, menaçait de conduire à la guerre.
Il était d’autant plus nécessaire de ne pas perdre de temps en vains préambules. Eraste Pétrovitch entra d’emblée dans le vif du sujet. Il parla de la conjuration à plusieurs niveaux devenue cause de la grève ; de ses soupçons concernant l’opération qui se préparait, qui paralyserait définitivement l’industrie pétrolière ; de l’activité fiévreuse, enfin, et parfaitement éhontée, que déployait le renseignement autrichien.
Si le directeur du Département de la police l’écoutait avec attention, le visage aux babines pendantes de Joukovski reflétait en revanche une impatience manifeste, tandis que ses sourcils se fronçaient encore davantage.
— Écoutez, coupa enfin le général. Je ne suis venu ici ni à cause de la grève ni à cause du pétrole. C’est Emmanuel Karlovitch qui s’occupera de ça quand je serai rentré à Saint-Pétersbourg.
— P-pourquoi êtes-vous venu alors ? demanda Eraste Pétrovitch, surpris.
— Parce que la montagne n’a pas daigné venir à Mahomet. Combien de fois vous a-t-on rappelé à la capitale ? Par téléphone, par télégramme urgent. Mais Fandorine ne répond pas, Fandorine n’est pas là, Fandorine est insaisissable ! commença Joukovski d’un ton courroucé, avant de s’emballer tout à fait : Mais le temps file, un temps précieux ! Tout le monde me harcèle – trois ministres, le chef du gouvernement, le chef de l’état-major général, le souverain lui-même : Où est ce diable de Fandorine ? À Bakou, je réponds. Nous n’arrivons pas à l’en décoller. « Allez le chercher, m’a-t-il été dit. Sinon, le temps qu’il parvienne à Saint-Pétersbourg, il sera trop tard. » Un convoi extraordinaire circulant par des voies spécialement libérées nous a amenés ici en trente-sept heures. Puis nous avons poireauté trois heures et demie dans ce trou ! dit le commandant en agitant la main en direction des volutes de plâtre ornant le plafond. Et quand vous condescendez à paraître, vous nous débitez tout un tas d’âneries, et nous perdons encore du temps !
— Ce ne sont pas des âneries ! protesta Eraste Pétrovitch, piqué au vif. Si nous entrons en guerre contre l’Autriche…