La pesante main de sa Haute Excellence s’abattit sur la table dans un fracas assourdissant.
— Me laisserez-vous terminer, monsieur ?! Je vous savais irrespectueux de la hiérarchie, mais jusqu’à présent vous n’étiez pas suspect de bavardage !
Blême, Fandorine croisa les bras sur sa poitrine et incendia le malappris d’un regard de glace.
Je n’ouvrirai plus la bouche, s’imposa-t-il.
— Bien…
Joukovski passa un mouchoir sur son front en sueur.
— Quelle malédiction, ce climat ! Écoutez et ne m’interrompez plus. Vous avez dit : « Si nous entrons en guerre contre l’Autriche ». Mais pas seulement nous, et pas seulement contre l’Autriche. Nous recevrons le soutien de la France et de l’Angleterre, eux celui de l’Allemagne et de la Turquie. Ce sera le début d’une guerre à échelle européenne, comme nous n’en avons pas connu depuis l’époque de Napoléon, avec mise en śuvre cette fois-ci de moyens de destruction modernes. Il y aura des millions de morts, des pays entiers seront vidés de leurs habitants. Le plus terrible est que ces deux locomotives, engagées sur la même voie, foncent déjà l’une vers l’autre, à une vitesse chaque jour plus folle, et que personne, pas même les machinistes, ne sait comment actionner le frein ou obliquer sur une voie de secours. À Vienne et à Saint-Pétersbourg, à Paris et à Berlin, la foule réclame du gouvernement de la fermeté, les journaux versent de l’huile sur le feu, les corps d’officiers généraux rêvent de médailles et d’avancement, les industriels font déjà le compte des futurs bénéfices que leur vaudront les commandes de l’armée. Seuls les monarques et les chefs d’État encore sensés désirent le maintien de la paix, mais les passions sont trop exacerbées. Quelle tête couronnée, quel homme politique oserait se prononcer contre l’hystérie patriotique de la société ? Ce serait attirer sur soi des accusations de faiblesse…
Eraste Pétrovitch avait oublié l’offense. Il n’eût jamais imaginé que la crise fût allée si loin.
— Vous voulez dire que la guerre est inévitable ? demanda-t-il dans un souffle, profitant d’un bref silence. En ce cas, je ne comprends pas, Votre Haute Excellence, comment vous avez pu, en un moment si crucial, vous absenter de la capitale.
Cette fois-ci, Joukovski ne se fâcha pas.
— Les moyens modernes de communication me donnent la possibilité de diriger à distance les services relevant de ma compétence. Un état-major stratégique, créé au vu des circonstances exceptionnelles, m’accompagne.
Il hocha la tête en direction des officiers et des fonctionnaires.
— Nous travaillons jour et nuit. Nous nous préparons à l’arrestation de personnages suspects, nous déployons les services du contre-espionnage territorial et militaire, nous élaborons des mesures de sécurité pour les entreprises liées à la défense. Mais un espoir est apparu d’éviter un conflit armé, et c’est actuellement le plus important. Voilà pourquoi je suis ici.
— Un espoir ? Lequel ?
— L’idée est née à Vienne, dans les cercles de la cour. L’empereur François-Joseph a quatre-vingt-quatre ans, il a très peur qu’une grande guerre ne se révèle funeste pour le trône. Cependant sa position est extrêmement difficile. L’opinion publique est là-bas encore plus enflammée que chez nous. Les Autrichiens ont soif de venger l’assassinat du couple archiducal. D’après les informations récoltées par leurs services de renseignements, des officiers de la police secrète serbe seraient impliqués dans l’attentat. Vienne ne croit pas que Belgrade voudra en rechercher et arrêter les organisateurs. Elle a présenté à la Serbie un ultimatum composé de dix articles, avec des conditions très dures : dissoudre toutes les ligues et organisations anti-autrichiennes, procéder à une épuration dans l’armée et dans l’appareil d’État, et cetera, et cetera. Belgrade est d’accord sur tout, sauf sur un point : que l’enquête soit confiée à de hauts fonctionnaires autrichiens. De fait, cela signifierait renoncer à la souveraineté nationale. Comment une commission étrangère pourrait-elle exercer des fonctions de police sur le territoire serbe ? Si le roi Pierre Ier accepte pareille chose, une révolution éclatera dans le pays. Le souverain sera tout bonnement tué, comme le fut le roi Alexandre Ier. Le gouvernement serbe a donc demandé de supprimer cet article, et lui seul. Mais Vienne ne peut pas. Le peuple autrichien ne croit pas à une enquête menée exclusivement par les Serbes. Si Belgrade n’annonce pas son accord avant quelques jours, l’ultimatum sera publié dans les journaux. Et alors personne ne pourra plus faire marche arrière. La guerre deviendra inévitable… Il n’est qu’un seul homme en mesure de sortir les négociations de l’impasse et de stopper la catastrophe. Vous.
— P-pardon ?
Fandorine pensait avoir mal entendu.
— François-Joseph a laissé entendre qu’il était prêt à un compromis, à condition que l’enquête soit dirigée par un homme qui, sans être forcément sujet autrichien, jouisse de l’entière confiance de Vienne. L’empereur a cité votre nom. Pour autant que j’aie compris, vous auriez rendu divers services à la maison des Habsbourg…
Le silence expectatif ménagé par le commandant suggérait qu’on attendait d’Eraste Pétrovitch des éclaircissements. Mais il n’en vint pas. Effectivement, quelques années plus tôt, Fandorine avait aidé la malheureuse famille éternellement en proie à des tragédies à résoudre un douloureux problème. Mais l’affaire était délicate, strictement confidentielle, en aucun cas susceptible d’être ébruitée. Il était très possible que le vieil empereur se fût souvenu de Fandorine moins pour ses talents d’enquêteur que pour son aptitude à tenir sa langue.
Sans plus attendre de réponse, Joukovski poursuivit :
— Vienne propose de vous nommer directeur indépendant de l’enquête. Vous aurez deux adjoints, un Autrichien et un Serbe, chacun avec son équipe. L’offre de François-Joseph arrange tout le monde. Belgrade est enthousiaste. Premièrement, vous êtes russe. Deuxièmement, on se souvient là-bas que, durant la guerre de 1876, vous avez combattu comme volontaire dans l’armée serbe. Notre souverain également est satisfait. La Russie se verra attribuer le rôle de pacificateur, la guerre n’aura pas lieu, et notre influence morale dans les Balkans s’en trouvera renforcée. Acceptez-vous de vous charger de cette mission ? Ou plus exactement : vous sentez-vous en droit de la refuser ?
La seconde question laissait entendre une alarme : le général venait de voir une ombre passer sur le visage de Fandorine.
— C’est affreux. J’ai t-tué un homme pour rien…
— Quoi ?
L’adjoint du ministre de l’Intérieur ouvrit des yeux ronds. Le directeur du Département de la police, au contraire, fronça les sourcils. Tous deux échangèrent un regard perplexe.
— Voilà pourquoi les Autrichiens me p-poursuivaient avec tant d’insistance…, murmura Eraste Pétrovitch d’un air encore plus sombre.
— Oui, leur consul à Bakou nous a informés qu’il ne parvenait pas à vous rencontrer, malgré tous ses efforts. Il était au désespoir. Vienne l’inondait de télégrammes chiffrés hystériques.
— Lust a perdu p-patience. Il a essayé de s’emparer de moi par la force. J’ai mal interprété ses agissements et j’ai tué l’un de ses agents…
— Écoutez, Fandorine ! explosa le commandant. Le salut de l’Europe est en jeu, et vous, vous vous attachez à des bêtises ! Les Autrichiens ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Qu’est-ce que c’est que ces manières : s’emparer de vous par la force ? Et pour l’amour de Dieu, cessez de vous écarter du sujet ! Êtes-vous d’accord pour diriger l’enquête ?