Conversation avec le diable
Le Pivert mâchonnait un fume-cigarette vide. Il était ici strictement interdit de fumer. Son ombre se dessinait, noire sur les carreaux blancs, tantôt plus claire, tantôt plus dense, au rythme de l’ampoule qui clignotait au plafond et qui sans doute n’en avait plus pour longtemps.
— Eh quoi, l’ami, dit mentalement le Pivert à sa propre silhouette, la chasse entre dans sa phase finale ? Il va, il va, il va vers elle, il s’en va retrouver sa belle ?
— Ce Fandorine, hein ? pouffa le diable. Oui, tu l’as bien eu.
Le Pivert consulta sa montre. Le Crabe se débrouillerait tout seul avec la paperasse, on pouvait très bien remplir des formulaires d’une seule main. Il restait encore peut-être une dizaine de minutes. Il fallait se mettre dans le bon état d’esprit, se concentrer au maximum. La moindre erreur pouvait tout faire échouer.
C’est dans ce but qu’il s’était isolé dans les toilettes. Pour être seul un moment.
— Et bavarder avec son vieux pote, pas vrai ? murmura le diable. Maintenant l’Éléphant ne nous échappera pas.
Le stupide animal est légèrement inquiet, il balance ses oreilles, agite un peu la trompe, mais reste persuadé qu’il n’y a pas de vrai danger. Le point le plus vulnérable de son corps gigantesque est on ne peut mieux défendu, il n’a pas de raison de s’effrayer beaucoup.
Comme dans toute grosse affaire, l’essentiel était de trouver le talon d’Achille : le point qu’il suffit de frapper pour étendre raide mort l’ennemi qui semblait invincible.
Ce point, c’est Bakou. Les grandes puissances contemporaines, sans s’en rendre compte, étaient devenues dépendantes des carburants comme on l’est d’une drogue. Sans ressources énergétiques, un État suffoque dans l’instant, comme un organisme où le sang ne circule plus.
La Russie disposait de sources d’énergie : le charbon et le pétrole. Pour ce qui était du charbon, il était difficile d’agir, les lieux d’extraction étaient trop nombreux. Avec le pétrole, c’était plus simple. Près de quatre-vingt-dix pour cent de la production provenaient du même endroit, grand comme une pièce de monnaie : la presqu’île d’Apchéron, séparée du reste du pays par les montagnes du Caucase et par la mer. Les produits pétroliers circulaient par seulement trois artères : par bateau sur la Caspienne, par convoi ferroviaire sur la terre ferme et par oléoduc pour le kérosène.
La voie ferrée était coupée. Il n’avait pas été simple de s’entendre avec les sociaux-démocrates mencheviques, mais ils avaient fini par rallier une position commune.
Les S-R, qui contrôlaient la flottille de tankers de la Caspienne, s’étaient fait longuement, longuement prier, mais avaient accepté eux aussi de se joindre à l’orchestre.
Et cette nuit même aurait lieu l’illumination de la station de pompage de Bakou. Une onde de feu se propagerait sur huit cents kilomètres. En de nombreux endroits, elle endommagerait la voie ferrée que longeait l’oléoduc.
Les camarades du Donbass et de Sibérie provoqueraient une grève générale de l’industrie charbonnière. Les mineurs pour l’instant hésitaient encore, car on venait d’augmenter assez convenablement leurs salaires, mais quand le grand barouf aurait éclaté, la solidarité prolétarienne prendrait le dessus, ainsi que l’esprit inaltérable du pougatchevisme inhérent au peuple russe.
Le pays se trouverait privé de mazout, de pétrole, d’huile de graissage, puis de charbon. Mais plus important encore, il se trouverait privé de kérosène. Les machines-outils et les transports s’arrêteraient, ce serait déjà bien. Mais si jamais la lumière s’éteignait à l’intérieur des maisons (or quatre-vingt-huit pour cent des appareils d’éclairage en Russie fonctionnaient au pétrole lampant), alors viendrait l’époque de la Grande Nuit.
Dans les rues enténébrées des villes pousseraient des barricades que viendraient défendre les ouvriers des usines en grève.
Dans les vastes étendues des terres paysannes recouvertes par l’ombre, les demeures des maîtres tout à coup s’embraseraient.
À l’intérieur des casernes plongées dans le noir, les soldats travaillés par la propagande commenceraient à bouger.
La clique militaro-industrielle serait contrainte d’oublier la guerre impérialiste, chacun se précipiterait pour sauver sa peau. Mais en vain. L’éléphant de l’autocratie, ce géant trois fois centenaire et décrépit, ne tiendrait pas longtemps sur ses grosses pattes en forme de socle. Il s’effondrerait et crèverait.
Et alors la grève générale prendrait fin. La lumière brillerait de nouveau, illuminant l’immense pays enfin libéré de l’esclavage.
— Ce n’est pas pour rien qu’on a baptisé l’opération « Des ténèbres à la lumière », dit le Pivert à son compagnon.
Le diable n’eût pas été le diable s’il n’avait en réponse lancé une pique :
— Tu passes toute ta vie dans l’ombre, dans la clandestinité. Pourras-tu vivre à la lumière ? Ne seras-tu pas aveuglé ?
Des notes insinuantes se firent entendre dans la voix du Malin :
— Peut-être songeras-tu même à fonder une famille ? Tu auras bientôt quarante ans, adieu jeunesse ! Dis-moi, homme-île, et si tu te transformais en presqu’île lorsque la lutte sera terminée ?
— Ne t’approche pas, animal ! s’exclama le Pivert, furieux, interrompant le discours du tentateur. Il faut d’abord abattre l’Éléphant.
Et il pensa en secret, à l’insu même du démon, que lorsque la grande Śuvre commune serait accomplie, il pourrait s’occuper de son bonheur personnel. Créer un isthme relié à une autre île. Et puis, pourquoi pas, constituer tout un archipel.
Quand l’Éléphant aurait crevé, tout cela deviendrait possible.
Combat contre un crustacé
Fandorine arriva à la station de pompage en fiacre. Il portait une fausse barbe et des lunettes, et était coiffé d’une casquette d’ingénieur ornée du bandeau de l’administration des Mines.
Cette précaution ne se révéla pas inutile. Bien qu’il ne fît pas encore nuit, la placette devant le portail et le point de contrôle étaient inondés de lumière électrique. Pas une lueur ne brillait dans les alentours : les corps d’usines, les derricks, les réservoirs, les entrepôts, tout paraissait sans vie. La grève avait changé la Ville Noire en désert inhabité.
L’oléoduc était sérieusement protégé : barrière avec sentinelle, miradors équipés de projecteurs et, le long du mur d’enceinte, des patrouilles restant toujours dans le champ de vision l’une de l’autre.
Eraste Pétrovitch se présenta au chef du corps de garde.
— Très bien, Votre Haute Excellence. Vous êtes attendu.
— Où y a-t-il une c-corbeille à papier ici ?
Il arracha son postiche et fourra ses lunettes dans sa poche. Le lieutenant n’en fut pas surpris ; il avait été averti que le conseiller d’État effectif arriverait grimé.
Avant de partir, Eraste Pétrovitch avait téléphoné à Saint-Estèphe. Il lui avait dit que la station de pompage devait s’attendre durant la nuit à un acte de sabotage, mais qu’il n’était rien besoin d’entreprendre. Il y avait là-bas suffisamment d’hommes, et il dirigerait personnellement la contre-opération. Il avait deux demandes à formuler auprès du directeur du Département de la police : donner au commandant de la garde les instructions nécessaires, et lui faire porter, à lui, Fandorine, un uniforme de fonctionnaire des Mines.
« Et c’est tout ? avait demandé Emmanuel Karlovitch d’un ton nerveux. Vous plaisantez ! Je me rends immédiatement à la station.
— Surtout pas. Cela donnerait l’alarme aux s-saboteurs. »