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Néanmoins, lorsque la voiture se fut arrêtée devant l’entrée d’Itcheri-Chekher et que Fandorine se dirigea vers l’arcade plongée dans l’ombre, l’officier bondit à sa suite.

— Votre Haute Excellence, j’ai ordre de vous accompagner partout.

— Même dans le b-boudoir d’une dame ? s’enquit Eraste Pétrovitch d’un ton narquois. Attendez-moi ici, colonel, je serai vite de retour.

Toute la journée, Saadat avait été occupée par ses affaires. Toute la journée, elle avait volé sur un nuage. Jamais encore elle n’avait réussi à concilier les deux : elle pouvait ou bien traiter une affaire, ou bien s’abandonner à la rêverie. Mais quelque chose en elle avait changé.

Elle avait plus de travail que jamais. Presque tous les puits étaient arrêtés, et les commandes – orales, téléphoniques, télégraphiques – arrivaient l’une après l’autre aux bureaux de la Validbekov-nöyüt. Quand Saadat annonçait négligemment qu’elle prenait aussi les commandes de kérosène, ses partenaires entraient en transe. Ils étaient prêts à acheter n’importe quel volume, acceptant sans difficulté des contrats à terme qui encore récemment leur eussent paru abusifs. Et tous versaient sans rechigner une avance sur paiement, fût-elle de cent pour cent.

On entrait dans une période d’activité intense, une période en or. Mais tandis qu’elle menait les négociations, tournait la manivelle de l’arithmomètre ou prenait des notes, ce n’était pas au pétrole ni aux bénéfices que Saadat pensait.

Dans la matinée, elle avait téléphoné au directeur de sa filiale moscovite, un homme très efficace, peu enclin à poser des questions superflues, et à l’heure du déjeuner elle avait reçu tous les renseignements demandés.

Erastouch n’était pas un va-nu-pieds, mais il n’était pas bien riche non plus, il ne possédait même pas sa propre maison. La nature de ses activités n’était pas claire. Quelque chose comme consultant pour différentes affaires confidentielles. Il collaborait fréquemment avec les autorités gouvernementales. (En effet, Saadat l’avait vu à l’śuvre, on sentait une solide expérience.) Âge : cinquante-huit ans, beaucoup plus vieux qu’il ne semblait. (Ce n’était peut-être pas mauvais. Il avait déjà eu le temps, par conséquent, de courir et cavaler tout son saoul.) Situation de famille officielle : veuf. La célèbre actrice Claire Delune n’était que sa concubine ou, pour parler plus simplement, sa maîtresse. (Cette information, pour le coup, était périmée. À Bakou, leurs relations avaient cessé, de manière définitive.) Aucune Emma n’avait été découverte dans les parages. (Il faudrait encore tirer ce point au clair, mais après la nuit passée, Saadat ne s’attendait pas à ce que la mystérieuse Allemande lui posât des difficultés particulières.)

Bref, l’enquête n’avait révélé aucun obstacle sérieux.

Est-ce vraiment ce que tu veux ? se demanda Saadat. Et elle éclata de rire à cette question. Plus que tout au monde. C’est même l’unique chose que je désire réellement. Jamais de ma vie je n’ai rien désiré autant. Et si je le veux, je l’aurai.

Elle savait qu’il viendrait cette nuit. Il ne pourrait pas ne pas venir, cela se lisait dans ses yeux. Et puis elle en avait le pressentiment – de ceux qui ne trompent pas.

La longue journée laborieuse s’écoula dans l’exquise attente du soir, et le soir en d’agréables apprêts.

Saadat prit un bain chaud de lait d’ânesse, lequel rend la peau plus douce que la soie du Japon, puis revêtit plusieurs robes d’une finesse extrême, transparentes, pour que les mains du bien-aimé les ôtassent l’une après l’autre. La dernière qu’il découvrirait était écarlate.

Il était important de bien concevoir la cadence des parfums : que l’entrée fût emplie d’une lourde odeur de lavande, qu’au-dessus de la table flottassent des arômes non de nourriture mais de malicieuse verveine. Le lit de l’amour embaumerait ce jour-là non pas d’une fragrance de roses, comme il importe à un premier rendez-vous, mais de sensuelle muscade.

Le dîner prévu était léger, peu susceptible de surcharger l’estomac : champagne, huîtres, goûteux fromage d’Auvergne, fruits.

L’attente se prolongeait, mais Saadat n’était pas inquiète, ne manifestait pas d’impatience. Le plus agréable des passe-temps féminins, c’est bien d’attendre son amant en étant assurée qu’il viendra. Elle s’occupa à des réussites tout en aspirant la fumée d’un narguilé, fumée imprégnée de vapeurs de vin doux. Elle ne toucha pas à ses cigarettes, de peur que le tabac n’altérât son haleine.

Erastouch arriva à minuit passé.

Pendant que Zafar ouvrait la porte et menait le visiteur par le couloir, Saadat s’étira langoureusement et se posa une question importante : par quoi commencer ? Par une conversation sur l’avenir ou bien…

Evidemment par « ou bien », lui réclama son corps.

C’est pourquoi, lorsqu’il entra après avoir confié sur le seuil son panama au silencieux serviteur, Saadat courut sur la pointe des pieds jusqu’à son bien-aimé, posa les mains sur ses épaules et frotta le bout de son nez contre ses lèvres.

— Tu sens le pétrole…

— P-pardonne-moi. Je n’ai pas eu le temps de me laver convenablement.

— Le bain de lait d’ânesse n’a pas encore refroidi, murmura Saadat en lui déboutonnant son col. Mais j’aime ton odeur. L’odeur du pétrole, c’est mon parfum favori. Le lit en sera imprégné, je serai toute barbouillée de toi. Ce sera merveilleux !

Erastouch répondit en soupirant :

— Je ne suis là que pour cinq minutes. Pour te f-faire mes adieux. Je dois partir de toute urgence. Un train m’attend.

Elle comprit tout de suite : il le devait vraiment. La nuit d’amour était annulée. Sans doute une affaire d’État. Pour qu’on affrétât un train spécial en pleine grève des chemins de fer, il ne s’agissait pas d’une plaisanterie. C’était donc que les consultations d’Erastouch étaient estimées à un haut prix. Cependant, le gouvernement ne savait pas être réellement généreux.

— Combien te paie-t-on pour tes services ?

— Premièrement, ce ne sont pas des services. Deuxièmement, rien du tout.

Il ôta avec douceur ses mains de ses épaules.

— Je dois vraiment y aller. C’est une affaire d’une exceptionnelle importance et qui ne souffre aucun délai.

Saadat ordonna à la voix de son corps de se taire. Celle-ci l’empêchait de réfléchir.

— Mais tu trouveras bien dix minutes, non ? Asseyons-nous.

Avec lui, il faut être directe, se dit-elle, sans trucs de femme ni complications orientales. C’est un homme de logique.

— Mon chéri, dit Saadat. Vivre sur terre n’a de sens que si l’on aspire au bonheur. Toute une vie sans bonheur, ce n’est rien d’autre qu’une banqueroute. Je suis bien avec toi. Je n’ai jamais été aussi bien avec personne. Et toi aussi, tu es bien avec moi, je le sais. Nous sommes tous les deux forts, nous sommes faits l’un pour l’autre. Je me fiche de toutes les convenances de l’Occident et de l’Orient. Je te fais une proposition. De la main et du cśur.

Il esquissa un mouvement brusque, mais elle lui posa un doigt sur les lèvres.

— Ne m’interromps pas… J’aime paraître plus pauvre que je ne suis, mais je suis riche, très riche. Je possède une qualité que les hommes ne supportent pas chez les femmes : j’aime commander. Mais avec toi, je suis prête à vivre sur un pied d’égalité. Si j’ai un compagnon comme toi, à nous deux, nous damerons le pion à tous mes concurrents. Je t’expliquerai tout concernant le pétrole et Bakou. Tu apprendras vite, je le sais. Chacun de nous deux s’occupera de ce qu’il sait le mieux. Moi, de la production et du commerce, toi de la sécurité et de la résolution des conflits. Nous n’aurons pas d’égal, j’en suis certaine…