Выбрать главу

Une grimace passa sur le visage d’Eraste Pétrovitch, et Saadat changea aussitôt de cap.

— Si tu ne veux pas être entrepreneur, libre à toi. Tu feras ce que tu préfères. Je sais que tu as tes propres sources de revenus, mais tu n’imagines pas ce qu’est la vraie richesse. N’importe quel hobby, n’importe quelle fantaisie… tout sera à ta portée…

Elle sentit qu’elle faisait fausse route encore une fois. À chaque mot, il semblait s’éloigner davantage. Un vent de panique se leva dans son cśur.

— J’aime le pétrole, s’empressa-t-elle d’ajouter, mais pour toi j’y renoncerai. Je vendrai mon affaire, c’est le moment le plus propice, on se l’arrachera. Je toucherai des millions. Nous partirons à Moscou ou bien en Europe… où tu voudras. Tu élèveras Tural. Tu feras de lui un homme comme toi. Et moi, je serai avec toi. Je n’ai besoin de rien de plus… Pourquoi restes-tu muet ? s’exclama-t-elle, au désespoir.

Il lui caressa la main.

— Nous reparlerons de tout cela lorsque j’aurai réglé l’affaire qui me force à partir.

— Ne parle pas de manière si raisonnable !

Elle saisit ses doigts.

— J’ai besoin de ta réponse maintenant ! Parle, que veux-tu ? Je suis d’accord sur tout… Ah ! mais j’ai compris. Tu es un homme fier, tu es rebuté par l’idée de vivre aux crochets d’une femme ! Veux-tu que je mette tout à ton nom ?

Erastouch lui baisa le poignet et se leva.

— Tu n’as pas besoin de mon argent ? Veux-tu que je place toute ma fortune en fiducie jusqu’à la majorité de Tural ? Nous vivrons pauvrement, juste sur tes revenus !

Alors il la serra contre lui et d’un baiser la força à se taire.

Puis il lui dit :

— Tu es la meilleure des femmes. Je te reviendrai, tu peux en être sûre. Mais maintenant il me faut partir.

Et il s’en fut.

Saadat se laissa tomber sur une chaise, baissa la tête, fondit en larmes.

Zafar s’écarta du judas et couvrit son visage de ses mains. Il épiait toujours ce qui se passait dans le boudoir. Non pas excité par la volupté, sentiment qu’il ignorait, mais pour agir en conséquence : augmenter ou diminuer l’éclairage, ouvrir le rideau de l’alcôve, etc. Et puis pouvait-on laisser sa maîtresse sans surveillance quand elle était en compagnie d’étrangers dont le cśur, comme on sait, est un abîme ? Tout pouvait arriver.

Mais jamais, au cours de toutes ces années, il n’avait éprouvé une telle souffrance. Il avait vu quantité de fois sa maîtresse ôter devant un amant les robes presque impalpables passées l’une sur l’autre, jusqu’à se retrouver complètement nue. Mais aujourd’hui, c’était son âme qu’elle avait dénudée, voile après voile, et ce spectacle lui avait brisé le cśur.

Il s’était produit un malheur affreux auquel il ne s’attendait pas. Saadat était tombée amoureuse.

Ce n’est un malheur que pour moi, pour elle c’est un bonheur, se dit l’eunuque, et il songea que plus tard, peut-être, il trouverait dans cette idée de quoi se consoler. Mais pas maintenant.

Vous vivez depuis l’enfance dans un monde terne et hostile, dont les joies ne sont pas faites pour vous. Vous vous savez condamné à une éternelle solitude, et vous trouvez même des avantages à cette situation ; vous êtes libre intérieurement, vous n’êtes l’obligé de personne, vous ne redoutez rien, vous ne dépendez pas des sordides passions.

Puis dans votre vie apparaît Saadat.

Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, il lui avait semblé que les volets de la pièce hermétiquement close et obscure où il se trouvait s’étaient ouverts en grand, laissant le soleil et le vent entrer à flots, de sorte qu’il découvrit dans quel réduit glacé et oppressant il avait vécu jusqu’alors. Son cśur en fondant lui était devenu douloureux. Sa vie avait pris un sens : être à côté d’elle, la servir, se réchauffer de sa chaleur, se nourrir de sa lumière. Voilà ce qu’était le bonheur, qu’il n’eût échangé pour rien au monde, pas même le retour de sa virilité. À quoi lui eût-elle servi sans Saadat à ses côtés ?

Il avait vécu dix années entières comme dans un songe béat, auquel doit suivre un réveil encore plus radieux.

Le fait est que Zafar avait conçu un rêve. Comme une étoile lointaine scintillant dans le ciel, mais, à la différence des étoiles, à portée de la main.

Un jour, sa maîtresse comprendrait qu’il n’existait sur terre qu’un seul être véritable, que tous les autres étaient mirages et chimères, ombres papillonnantes. Ses yeux se déssilleraient, elle découvrirait à côté d’elle une âme prête à se fondre avec la sienne entièrement.

Il y avait à cela deux obstacles. Saadat était trop femme et trop riche. Mais le premier des deux s’effacerait avec le temps. Il suffirait d’attendre encore une vingtaine ou une trentaine d’années. Quand elle aurait cinquante ou soixante ans (cela dépendait des femmes), la sève en elle cesserait de bouillonner. Alors ils deviendraient égaux. Et ils vivraient cśur contre cśur, heureux et en paix, aussi longtemps que le permettrait Allah.

La seconde barrière elle aussi pouvait s’écrouler. Tout ce qui est matériel est fragile et instable. Une banqueroute était toujours possible, ou bien une baisse des cours du pétrole, ou encore la révolution. Saadat perdrait tout. Et là son esclave fidèle se révélerait posséder des ressources suffisantes pour les faire vivre à l’abri du besoin. Voilà pourquoi Zafar se refusait tout, chapardait l’argent de la maison, prêtait en cachette à des taux usuraires. Dès à présent une somme assez rondelette dormait dans une banque suisse, qui dans vingt ou trente ans constituerait un solide capital. Saadat ne manquerait de rien. Une telle femme ne pouvait pas vivre dans l’indigence.

Mais la maîtresse avait adressé des mots d’amour à un autre homme, et celui-ci avait promis de revenir. Son rêve s’effondrait. Tout était fini. Zafar demeurait assis, recroquevillé, et gémissait. Les larmes tentaient bien de couler, mais en vain, car, de toute sa vie, jamais l’eunuque n’avait pleuré. Il ne savait pas.

Absorbé par ces efforts douloureux, il n’avait pas entendu Saadat entrer dans la pièce. Elle étreignit son fidèle serviteur et se prit à verser des larmes pour deux.

— Tu as entendu, tu as entendu ? disait-elle en sanglotant. Tu crois qu’il reviendra ? Non, bien sûr que non ! Il lui arrivera quelque chose, je le sens. Je ne le reverrai jamais plus ! Mon Dieu, quelle sotte je suis ! J’ai toujours tout fait de travers. J’ai vécu de travers, je me suis conduite de travers avec lui…

Elle débita encore beaucoup de ces sottes paroles de femme, tandis que Zafar, silencieux, lui caressait la tête. Son cśur souffrait atrocement, pour elle, non pour lui.

— Ne vous tourmentez pas, maîtresse. Il est fort, et par conséquent rien ne lui arrivera. Il est homme de parole, et par conséquent il reviendra. Et s’il ne revient pas, je partirai à sa recherche et je vous le ramènerai. Vous pouvez compter sur moi, dit-il d’une voix ferme lorsque les sanglots de Saadat se furent un peu apaisés. Je ferai tout pour que vous soyez heureuse.

Jamais encore il n’avait prononcé devant elle un si long discours.

Saadat releva la tête et regarda le Persan avec attention.

— Ah ! Zafar, j’ai un fils qui m’est plus cher que tout sous le soleil. Maintenant il est aussi un homme dont je suis tombée amoureuse… Mais il me semble parfois que je n’ai personne au monde de plus proche que toi.

— Allah vous protège ! Comment peut-on parler ainsi ? répondit l’eunuque en secouant la tête d’un air de reproche. Je suis un infirme, je suis votre esclave, et vous, vous êtes la reine des reines.