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— Un bon endroit, répondit Gassym en mettant pied à terre avec un ahan. On peut étaler le tapis, tendre la soie au mur. Ce sera joli. Pourquoi tu demandes des questions ? Comment je sais ? Nous allons entrer, nous verrons bien.

Eraste Pétrovitch se souvint que ses deux pistolets, le grand comme le petit, étaient déchargés.

— Tu n’aurais pas une arme de r-réserve par hasard. Je suis les mains vides.

— Pourquoi j’ai pas ? J’ai toujours.

Muni du revolver donné par Gassym, Fandorine s’avança prudemment. Tout était silencieux dans la maison, mais ça ne voulait rien dire.

Il poussa la porte. Elle s’ouvrit en grinçant.

— Chut ! Je passe le premier, tu me suis.

Il alluma sa lampe de poche.

À première vue, personne n’habitait là : partout des détritus, des gravats. Mais qu’était-ce que cette raie jaune au sol, à peine discernable ?

Une fente par laquelle filtrait de la lumière.

Eraste Pétrovitch poussa un soupir de soulagement. Maintenant, rapidité et efficacité.

Il saisit l’anneau fixé à la trappe, le tira d’un coup et découvrit un escalier faiblement éclairé qui menait à un sous-sol. Il s’y engouffra.

Soudain, un coup pesant s’abattit sur sa nuque, et Fandorine ne dévala pas les marches comme il l’escomptait, mais cul par-dessus tête, en grand fracas. Pour atterrir en bas dans l’obscurité.

Il revint à lui et pensa : Stop. Ça m’est déjà arrivé. Récemment. Quelle est cette stupide impression de déjà-vu ? Il ne manque que l’odeur de jasmin.

Il était assis, ligoté à une chaise, comme quelque temps plus tôt, dans le bureau de la compagnie d’assurances. Certes, sans coussinets cette fois-ci, et attaché beaucoup plus solidement, les jambes aussi bien entravées que les bras.

Le canon d’une arme était appuyé sans ambiguïté sur sa nuque.

Le local ne montrait ni tapis ni soieries, tout paraissait entièrement noir, mais Fandorine n’y prêta pas davantage attention, car il venait de voir devant lui un homme qui ne pouvait en aucune façon se trouver là.

— Réveillé ? demanda le Pivert. Je vais partir. Je voulais simplement que tu me regardes bien et que tu comprennes qui de nous deux était le vainqueur.

La pièce enténébrée sentait la poussière, mais il s’y mêlait aussi, très faiblement, une autre odeur connue. Le parfum de Claire.

— Où est Claire ? demanda Fandorine d’une voix grinçante.

— Nous l’avons relâchée. Qu’ai-je à faire de cette poupée ? répondit le terroriste avec un haussement d’épaules. Je ne doutais pas que tu déciderais de jouer une dernière fois les chevaliers servants. Les gens de ton espèce sont trop prévisibles.

— Qu’est-il arrivé à Gassym ? s’enquit alors Eraste Pétrovitch.

Le Pivert cependant ne s’adressa pas lui, mais à l’individu qui se tenait derrière la chaise et braquait une arme sur sa nuque.

— C’est tout. Je m’en vais. Il est à toi.

Il ricana, cligna de l’śil et disparut du champ de vision.

Bruit de pas gravissant des marches. Trappe qui se referme. Silence.

Devant Fandorine impuissant apparut un homme tout vêtu de noir.

— Je dois te tuer, dit Gassym en balançant lentement son revolver. Mais je veux d’abord parler avec toi. Tu es un homme fort, tu ne mérites pas de mourir comme un mouton.

Comme il parle bien le russe ! Voilà ce dont Eraste Pétrovitch fut le plus frappé.

— Ce n’est pas possible, dit Fandorine en plissant les paupières sous la lumière de la lampe. Je ne me trompe jamais à ce point en matière d’hommes. Et Massa encore moins. Tu ne peux pas être un traître. Les gens capables de trahir ont des yeux à double fond.

— Je ne suis pas un traître, répondit Gassym.

Son visage se perdait dans l’ombre : il se dressait au-dessus du prisonnier.

— Simplement, ce n’est pas à toi que je suis fidèle, mais à lui. Il m’a ouvert les yeux sur la vie quand nous étions détenus dans la même cellule. Il m’a appris à bien parler, à bien penser. Il m’a tout appris. Il est pour moi comme un père. Toi aussi, tu aurais pu être pour moi comme un père si je t’avais rencontré plus tôt. Mais on ne peut pas avoir deux pères.

— Je ne comprends pas, avoua Eraste Pétrovitch. Je ne comprends rien du tout.

— Qu’y a-t-il à comprendre ? Il m’a dit : « J’aurai besoin de cet homme. Il faut mettre le Japonais hors du jeu, il est gênant. Tu prendras sa place. Tu protégeras Fandorine pendant un certain temps. » C’est pourquoi cette nuit-là, à Mardakiany, on n’a pas tiré sur toi. On t’a balancé dans le puits, je t’en ai sorti, et tu es devenu comme de la glaise entre mes mains.

— Artachessov n’était donc pour rien dans ce guet-apens, pas plus que Choubine ?

— Non, il y avait là le Crabe et ses hommes.

— Et la bande de Khatchatour ?

— Mon père est un sage, dit Gassym, dont Fandorine ne distinguait toujours pas les yeux. Khatchatour le Manchot dérangeait, il ne voulait pas négocier. Mon père a dit : « Nous ferons d’un Fandorine deux coups : nous serons débarrassés de ces crétins d’anarchistes, et lui pensera que le Crabe est mort. »

— Et qui était l’homme auquel tu as coupé les mains ?

— Un voleur. Il avait volé de l’argent au parti. Il se cachait, mais nous l’avons retrouvé. Mon père a dit : « Veille à ce qu’on ne prenne pas les empreintes digitales du cadavre, autrement on pourra établir son identité. Il figure dans les fichiers de la police. » C’est pourquoi je l’ai laissé sans mains.

Eraste Pétrovitch ferma les yeux. Il se rappela que Gassym avait parlé à l’oreille d’Artachessov, et que celui-ci avait pris la faute sur lui. Le gotchi était resté également seul à seul avec Choubine dans la barque. Voilà pourquoi le gendarme, au dernier instant, avait crié : « Ce n’est pas ce qui était convenu ! »

— Pourquoi tu ne dis rien ?

Gassym se pencha. Son regard était perçant, glacé. À travers les traits familiers semblait se dessiner un tout autre personnage, dont Fandorine ne savait rigoureusement rien.

— Tu pensais que j’étais un sauvage lourd et obtus. Tu me traitais de haut. Je sais lire. Je lisais ton journal, je connaissais tous tes plans. Je t’ai longuement promené à ma guise, comme un chien au bout d’une laisse. Une seule fois, tu as réussi à me tromper, et tu as livré mon père à la police. Mais je l’ai délivré. J’ai vaincu. Je suis plus malin que toi.

— Un traître n’est pas un vainqueur, lui répondit Eraste Pétrovitch avec dégoût. Tire donc, traître. Tu te vanteras ensuite, traître.

— Je t’ai déjà dit que je n’étais pas un traître !

Les yeux noirs s’étaient embrasés, ils avaient perdu toute froideur.

— Je suis un homme d’honneur ! Toi aussi, tu es un homme d’honneur, c’est pourquoi je ne voulais pas te tuer. J’ai demandé à mon père qu’il te laisse aller. Mais il a dit que tant que tu te dresserais sur sa route, la besogne ne serait pas accomplie. Que tu irais à Vienne et que tu empêcherais la guerre d’éclater. Or sans la guerre, il n’y aura pas de révolution. On est obligés de te tuer.

— Tu me fatigues. Tire.

Fandorine regarda sur le côté pour ne pas avoir sous les yeux, aux derniers instants de sa vie, l’odieuse physionomie d’un traître. Mieux valait contempler un mur noir.

Je devrais composer un ultime poème, se dit-il, comme le prescrit le shijutsu, l’art du bien mourir. Quelque chose sur la couleur noire. Sur le fait qu’on n’a aucun regret à quitter un lieu aussi noir pour s’enfoncer dans une noirceur plus grande encore. Et qui sait, peut-être qu’au-delà resplendit la lumière ?