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Plusieurs dames poussèrent des oh ! et Molly Sapéguine, pâlissant, murmura en français :

— Oh, mon Dieu…

Craignant apparemment que quelqu’un ne s’évanouisse, Eraste Pétrovitch s’empressa de poursuivre sur le ton de la froide analyse scientifique :

— Il est tout à fait vraisemblable que la perte de connaissance prolongée de la fausse Aniouta n’a pas été simulée, mais qu’elle a bel et bien été la conséquence psychique d’un t-terrible choc émotionnel.

Là, tous se mirent à parler ensemble.

— Enfin, ce n’est pas Aniouta qui a disparu, mais Polinka ! rappela Serge Ilitch.

— Ah oui, bien sûr, c’est simplement Polinka qui s’est dessiné un grain de beauté sur la joue, expliqua avec impatience Lydia Nicolaievna, plus maligne que les autres. Et tout le monde l’a prise pour Aniouta !

Stupitsine, médecin de la cour en retraite, refusa de souscrire à cette hypothèse.

— C’est impossible ! Les proches savent parfaitement différencier les jumeaux. Par la façon de se comporter, les intonations de la voix et, enfin et surtout, par l’expression des yeux !

— Mais, au fait, pourquoi une telle substitution ? intervint le général Liprandi, médecin de la cour en exercice. Pourquoi Polinka avait-elle besoin de se faire passer pour Aniouta ?

Eraste Pétrovitch attendit que le torrent de questions et de contestations se tarisse, et répondit à toutes, l’une après l’autre :

— Si Aniouta avait disparu, Votre Excellence, Polinka eût été inévitablement soupçonnée de s’être débarrassée de sa sśur par vengeance et l’on aurait alors plus soigneusement cherché les t-traces d’un meurtre. Et d’un. La disparition de celle qui était amoureuse en même temps que le Français mettait au premier plan l’hypothèse de la fuite et non celle du crime. Et de deux. Et puis, enfin, sous les traits d’Aniouta, elle pouvait se marier un jour avec Renard sans se trahir a posteriori. C’est apparemment ce qui s’est passé dans la lointaine ville de Rio de Janeiro. Je suis certain que Polinka s’est retirée aussi loin de sa patrie pour pouvoir s’unir tranquillement à l’objet de son adoration.

L’assesseur de collège se tourna vers le médecin de la cour.

— Votre argument selon lequel les proches savent très bien différencier les jumeaux est tout à fait valable. Mais n’oubliez pas que le m-médecin de famille des Karakine, qui, lui en tout cas, ne se serait pas laissé berner, était mort peu avant les événements. A ce propos, d’ailleurs, la fausse Aniouta a changé du tout au tout après la nuit fatale, comme si elle était devenue quelqu’un d’autre. Vu les circonstances, tout le monde a jugé cela normal. En réalité, c’est Polinka qui a subi une complète transformation, mais faut-il s’étonner du fait qu’elle ait perdu sa vivacité et sa gaieté naturelles ?

— Et la mort du vieux prince ? demanda Serge Ilitch. Elle ne pouvait pas mieux tomber pour la criminelle.

— Cette mort est hautement suspecte, admit Fandorine. Il est probable que le poison n’y est pas étranger. Il n’y a pas eu d’autopsie, naturellement. On a mis le décès sur le compte du chagrin paternel et sur la tendance du prince à l’apoplexie, mais l’on peut penser qu’après une nuit pareille ce n’était pas un acte aussi anodin que l’empoisonnement de son père qui allait arrêter Polinka. D’ailleurs, il n’est pas trop tard, même aujourd’hui, pour procéder à l’exhumation. Le poison demeure longtemps dans les tissus osseux.

— Je fais le pari que le prince a été empoisonné, prononça à la hâte Lydia Nicolaievna en se tournant vers Mustafine.

Mais celui-ci fit mine de n’avoir pas entendu et prononça lentement :

— L’hypothèse est ingénieuse. Et subtile. Toutefois, il faut vraiment avoir une imagination débordante pour se représenter une princesse Karakina, en tenue d’Eve, découpant avec un couteau à pain le cadavre de sa propre sśur.

De nouveau tout le monde se mit à parler en même temps, chacun défendant avec la même ardeur l’un ou l’autre des deux points de vue. Cela étant, les dames penchaient plus pour l’hypothèse de Fandorine, tandis que les messieurs la réfutaient majoritairement, la considérant comme invraisemblable. De son côté, le responsable de la controverse s’abstenait d’y prendre part, même s’il écoutait avec grand intérêt les arguments des deux parties.

— Mais enfin, pourquoi ne dites-vous rien ? s’exclama Lydia Nicolaievna, s’adressant à lui. Regardez-le, ajouta-t-elle en montrant Mustafine, il nie l’évidence uniquement pour ne pas honorer son pari ! Dites-lui quelque chose ! Trouvez donc un argument qui l’obligera à se taire !

— J’attends le retour de votre laquais, lui répondit Eraste Pétrovitch.

— Et où l’avez-vous envoyé ?

— A la chancellerie du général gouverneur, au centre t-télégraphique, qui fonctionne jour et nuit.

— Mais c’est rue de Tver, à cinq minutes de marche d’ici, or cela fait plus d’une heure qu’il est parti, s’étonna quelqu’un.

— J’ai ordonné à Mathieu d’attendre la réponse, expliqua le fonctionnaire chargé des missions spéciales.

Puis il se tut à nouveau, et l’attention générale fut captée par Mustafine, qui se lança dans un long développement visant à démontrer l’extravagance de l’hypothèse de Fandorine du point de vue de la psychologie féminine.

Au moment crucial, alors que Mustafine évoquait avec conviction et force effets de manche les caractères inhérents à la nature féminine, qui avait honte de la nudité et ne supportait pas la vue du sang, la porte s’entrouvrit doucement, et entra celui que tout le monde attendait. Marchant sans bruit, Mathieu s’approcha de l’assesseur de collège et, avec un salut, lui tendit une feuille de papier.

Eraste Pétrovitch la déplia, la lut et hocha la tête. La maîtresse de maison observait attentivement le visage du jeune homme et, n’y tenant plus, approcha sa chaise de lui.

— Alors, qu’est-ce que cela dit ? murmura-t-elle.

— J’avais raison, répondit Fandorine, chuchotant lui aussi.

Aussitôt, Lydia Nicolaievna, triomphante, interrompit l’orateur :

— Cessez vos idioties, Arkhip ! Que pouvez-vous comprendre à la nature féminine, vous n’avez même jamais été marié ! Eraste Pétrovitch dispose d’une preuve formelle !

Elle arracha le message des mains de l’assesseur de collège et le fit circuler parmi l’assemblée.

C’est avec perplexité que les personnes présentes lurent la dépêche, qui se réduisait à ces trois mots : « Oui. Oui. Non. »

« Et c’est tout ? C’est quoi ? D’où ça vient ? » Telle était la tonalité générale des interrogations.

— Le télégramme provient de l’ambassade russe au B-Brésil, expliqua Fandorine. Vous voyez le sceau diplomatique ? Si c’est la nuit à Moscou, à Rio de Janeiro tout le monde est au travail. C’est sur quoi je comptais lorsque j’ai demandé à Mathieu d’attendre la réponse. Je reconnais bien là le style laconique de mon ami Karl. Mathieu, rendez-moi donc la feuille que je vous ai donnée. Voici comment était rédigé mon message.

Eraste Pétrovitch prit le papier des mains du laquais et lut :

— Très cher Karl, peux-tu répondre par retour aux questions suivantes ? La ressortissante russe vivant au Brésil née princesse Anna Karakina est-elle mariée ? Si oui, son époux boite-t-il ? Autre chose : la princesse a-t-elle un grain de beauté sur la joue droite ? J’ai besoin de tout cela pour un pari. Fandorine. La réponse de l’ambassadeur montre que la p-princesse est mariée à un boiteux et n’a aucun grain de beauté sur la joue. Pourquoi en aurait-elle un maintenant ? Dans le lointain Brésil, elle n’a plus aucun besoin de recourir à ce genre de subterfuge. Comme vous le voyez, mesdames et messieurs, Polinka est vivante et a réussi à épouser son Renard. L’horrible conte connaît une fin absolument idyllique. A propos, l’absence de grain de beauté prouve une fois de plus que Renard a participé à l’assassinat et qu’il sait parfaitement que son épouse est Polinka et non Aniouta.