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L’aspect du bureau lui-même en disait long sur la famille von Mack.

A mille kilomètres de là s’étendait la toile d’araignée en acier où battait le cśur de l’immense empire ; ici se trouvait le cerveau qui dirigeait le travail de dizaines de milliers de gens ; Dieu seul savait combien de millions de roubles, de francs, de marks étaient comptés par les bouliers posés sur la table de ce bureau, dont l’ameublement était pourtant des plus simples, pour ne pas dire spartiate. Le strict nécessaire (un coffre, des étagères pour les documents, une table, des chaises et quelques fauteuils, des cartes géographiques, le tout nouvel appareil de Bell) et rien de superflu (ni tableaux, ni sculptures, ni tapis). Cette austérité si soigneusement soulignée signifiait : nous ne jetons pas l’argent par les fenêtres, chez nous chaque kopeck doit travailler. Une conception exotique pour un entrepreneur russe, et d’ailleurs pratiquement inédite.

Tout de même, que voulait dire l’étrange accueil réservé au fonctionnaire chargé des missions spéciales ?

Là, Eraste Pétrovitch dut à nouveau se concentrer sur le récit du policier de Saint-Pétersbourg, car celui-ci avait entrepris de commenter les analyses de laboratoire qui, manifestement, venaient de lui parvenir.

— … Zur ce, fit Zossim, passons à la théière contenant l’excellent breuvage qui a si malencontreusement tenté l’homme de ménage. Bien que la police de Moscou soit un ramassis de bras cassés, ces derniers ont quand même eu l’idée de donner la théière au laboratoire. Par chance, Kroupennikov n’était pas un rapide, il n’avait pas encore eu le temps de faire sa petite vaisselle.

Ces paroles s’accompagnèrent d’un regard si mauvais à l’adresse de l’aîné des von Mack que Fandorine se raidit et observa à son tour le baron. Hormis un tressaillement au coin de la bouche, celui-ci ne laissa rien transparaître.

Le plus jeune des frères, dont la lèvre supérieure s’ombrait d’un léger duvet noir, ne put s’empêcher de demander :

— Qu’avez-vous à tourner comme ça autour du pot ? Que démontre l’analyse de la théière ?

Vanioukhine fixa l’adolescent avec une noble indignation.

— Retenez-vous, jeune homme ! Etre né dans une famille de gros richards ne vous donne aucun droit. Sachez que vous parlez à un conseiller d’Etat, chevalier de l’ordre de Saint-Vladimir ! Chez vous, à Moscou, on adore volontiers le veau d’or, mais personnellement je ne compte pas parmi ses adeptes. Moi, monsieur, c’est du droit que je suis adepte ! Et sachez que je ne suis pas à votre botte ! Je suis venu ici pour enquêter sur un triple meurtre, et je trouverai le criminel, quel qu’il soit, vous pouvez me croire !

Il était clair que, depuis déjà un certain temps, Zossim brûlait de dire ce qu’il avait sur le cśur : son rang, son titre, l’histoire du veau d’or et du droit. C’était certainement dans ce but qu’il avait mis à l’épreuve la patience des von Mack. Afin d’avoir un prétexte pour remettre ces rupins à leur place et leur faire savoir qui, ici, commandait.

— Volodia ne voulait pas vous offenser, Votre Excellence, prononça timidement la dame. Je vous en prie, poursuivez.

Sans cesser tout à fait de suffoquer de colère, Vanioukhine continua sur le même ton venimeux, en regardant principalement Serge Léonardovitch.

— On a découvert de l’arsenic dans le thé à la menthe. L’empoisonneur ne s’est pas embarrassé de ciguë ou autre cyanure, plus aristocratiques. D’ailleurs, ce n’est pas mal pensé. Contrairement aux poisons plus sophistiqués, la mort-aux-rats se vend dans toutes les pharmacies, et même dans certains bazars. C’est un produit courant, car, comme chacun le sait, les souris et les rats sont, en ville, infiniment plus nombreux que les bipèdes. Et maintenant, après ces considérations d’ordre général, revenons-en aux faits.

L’enquêteur remua ses papiers, parcourant ses notes.

— Fait numéro un : le défunt baron prenait tous les soirs du thé à la menthe, exactement à la même heure.

— Léon souffrait de l’estomac, et la menthe apaisait ses douleurs, expliqua tristement la veuve.

— Ce que le criminel savait parfaitement, ajouta Vanioukhine. Fait numéro deux : à sept heures et demie précises, la servante, Marie Lioubakine, a apporté la théière dans le cabinet directorial. Cela est confirmé par tous les collaborateurs, retenus, ce jour-là, après les heures normales de travail. Vers neuf heures, tout le monde est parti, seuls restant dans le bureau le directeur et son secrétaire. Selon le témoignage du portier, ces deux hommes ont quitté le bâtiment pratiquement en même temps, à dix heures et demie. Le baron en calèche, le secrétaire Stern à pied, comme il se doit. A en juger par les tasses, restées sur la table, le directeur, dans sa grande largesse, a offert du thé au pauvre Stern. Mais, comme le dit si bien Griboiédov, « craignons plus que tout et la colère des maîtres et l’affection des maîtres ».

A ces mots, même l’impassible Serge Léonardovitch perdit son sang-froid.

— Je vous prie de changer de ton, il est offensant, prononça l’héritier d’une voix sourde en baissant les yeux. Mon père n’était pas un homme arrogant, il respectait ses collaborateurs. Si on lui a servi le thé dans son bureau, il va de soi que père en a offert à son secrétaire.

Une remarque sans appel, mais prononcée avec une telle dignité que même ce vieux loup de Vanioukhine dut baisser le ton.

— Admettons. Ils ont bu le thé à la menthe et à l’arsenic, se sont séparés, et ce pauvre idiot de Kroupennikov a terminé le fond. L’empoisonneur n’avait absolument pas tablé sur pareille issue. Si le baron avait été le seul à mourir, il est probable que le crime serait passé inaperçu. Votre père était un homme de santé fragile, les malaises et les vomissements étaient fréquents chez lui. L’idée d’une mort suspecte ne serait même pas venue à l’esprit de la police. Mais le meurtrier a vraiment joué de malchance. Trois morts d’un coup ! Même les policiers d’ici ne pouvaient pas laisser passer ça, fit le Pétersbourgeois, envoyant une nouvelle pique à ses collègues moscovites. Plutôt que d’essayer de faire les malins tout seuls, ils ont fait appel à moi, et c’est tout à leur honneur. Zossim Vanioukhine connaît son affaire. Un meurtre prémédité, plus deux sans préméditation, c’est le bagne à perpétuité, prononça le policier avec insistance en regardant Serge Léonardovitch dans le blanc des yeux. Quand on coupe du bois, des copeaux volent, ou, comme disent les Français, on ne fait pas d’omelette sans casser des śufs. Eh bien, ce sont ces copeaux qui vont me conduire au criminel. Je n’aurai pas besoin de beaucoup de temps. Entre le « à qui profite le crime » et le « qui est coupable », le chemin est court. Zur ce, je vous tire ma révérence. Mais pas pour longtemps.

Sur cette note menaçante, Vanioukhine se leva, s’inclina devant la veuve et sortit. Il n’avait pas daigné saluer les frères von Mack, et, quant à Fandorine, il ne lui avait pas même adressé un regard.

Discussion strictement confidentielle

A ce moment-là, Eraste Pétrovitch avait déjà décidé en son for intérieur de ne pas s’attaquer à cette affaire. Même si la grossièreté de Vanioukhine lui laissait un arrière-goût désagréable, l’assesseur de collège pouvait comprendre une telle attitude. Les gens très riches ressemblent aux personnes souffrant de quelque maladie honteuse. Ils sont mal à l’aise avec leur entourage et leur entourage est mal à l’aise avec eux. Il est probable que les sentiments humains les plus élémentaires, comme l’amour ou l’amitié, sont totalement exclus pour un homme tel que Serge Léonardovitch. Dans son cśur, il y aura toujours ce petit ver qui le ronge et qui lui dit : cette femme prête à t’épouser, ce sont tes millions qu’elle aime, pas toi ; cet homme, ce n’est pas avec toi qu’il est ami, mais avec tes chemins de fer.