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Sigismund Krzyzanowski

Fantôme

RÉCITS

Traduit du russe par

LUBA JURGENSON

Préface de Catherine Perrel

Collection « Slovo »

VERDIER

COLLECTION  DIRIGÉE PAR HÉLÈNE CHÂTELAIN

ET CATHERINE PERREL

Édité sous les auspices

de la Fondation Mikhail Prokhorov Trancript.

Programme de soutien à la diffusion de la littérature russe

www.editions-verdier.fr

© Éditions Verdier, 1999, pour toutes les langues à l’exception des langues

russe et allemande

© Éditions Verdier pour la traduction française et la préface, 2012

ISBN : 978-2-86432-620-5

L’OUBLIÉ/L’ÉBLOUI

Ceci est un livre

oublié

écrit par le plus oublié de tous les oubliés.

Treize récits affûtés comme des diamants noirs.

Un destin unique dans la littérature mondiale.

Mille méandres d’une aventure éditoriale au long cours.

Sigismund Krzyzanowski est né dans une famille catholique polonaise en 1887, près de Kiev, où il a vécu jusqu’en 1922 et composé la plupart des récits de ce recueil.

Esprit curieux et érudit, il étudie le droit, suit des cours de philosophie, philologie, biologie et médecine, et voyage en Europe pour parfaire sa culture. Polyglotte, il grandit en polonais et en ukrainien, maîtrise sept à huit langues (dont le grec et le latin). Le russe est pour lui une langue apprise, élue et devenue sa langue d’écriture. Il la dompte à merveille, mais ainsi s’explique peut-être sa distance, son absence de sentimentalisme linguistique, sa façon surprenante de désosser les mots, jouer avec lettres et radicaux.

L’écriture est pour lui habitée – au sens physique, par des petits êtres attachants qu’il appelle, dans un de ses récits, les Moins-que-rien.

Pendant la soirée, les lettres m’avaient nargué en défiant mon analyse. À présent, le matin, mon travail avançait mieux. Autour de la lettre finale, le papier avait perdu sa brillance : on l’avait gratté. Tiens ! Et encore : sur le paraphe en colimaçon, une minuscule tache terne. Voyons. Je pris la loupe et approchai l’œil de la ligne : juste en face de ma pupille, sous la cambrure de la lentille, se tenait un bonhomme minuscule, de la taille d’un grain de poussière…

Très tôt il perçoit que le sort réservé aux lettres – changement de l’alphabet, sigles et néologismes barbares – signe la violence faite aux mots comme aux hommes. Cette catastrophe langagière qui dépasse de loin le « nouveau régime » soviétique est avant tout la catastrophe du siècle. En ce sens, il est un écrivain profondément européen. Étrangement, quelques mois avant sa mort, il fut frappé d’une attaque cérébrale qui lui fit oublier l’alphabet…

Après avoir fini ses études, il travaille comme clerc d’avoué, puis dans un tribunal où il est chargé des expertises graphologiques, qui lui inspirent Les Moins-que-rien.

« Que faites-vous en ce moment ? » Il faudrait plutôt demander : « Que contrefaites-vous en ce moment ? » : on falsifie bien l’amour, la pensée, les lettres, on falsifie même le travail, l’idéologie, sa propre personne.

Il abandonne ensuite le droit pour se consacrer à l’enseignement et à l’écriture, donne des cours d’histoire de la littérature, du théâtre, de la musique au Conservatoire de Kiev, à l’école de théâtre Lyssenko ou au Studio juif.

La période de la première guerre mondiale est longtemps restée un point d’interrogation dans sa biographie. On sait désormais qu’il s’est engagé dans l’armée comme volontaire, par patriotisme alors qu’il était exempté en tant qu’étudiant, puis qu’il a été démobilisé pour raisons de santé, et qu’il est revenu fortement désenchanté. Fantôme est un des quelques textes évoquant directement cette époque.

Typhus – incendies – pas de routes – pas de livres – famine. Sa bouteille à alcool resta longtemps vide et, lorsqu’elle se remplit, il n’y ajouta plus d’eau.

Il est remobilisé en 1918, cette fois par l’Armée rouge, mais ne part pas au combat. Vue trop basse/hauteur de vue ?

Le fameux balai de la révolution qui empoussière plus qu’il ne balaie(1)

Les récits ici présentés ont quasiment tous été écrits au début des années vingt et, hormis Le pont sur le Styx et Fantôme, ils appartiennent à un recueil composé par l’auteur lui-même qu’il avait intitulé Contes pour surdoués. Bien qu’il s’agisse de son premier grand travail d’écrivain, sont présents les thèmes qui traverseront toute son œuvre – double halluciné, parties se séparant du tout, distorsion de l’espace et du temps, vie autonome des idées et des mots, irréalité et surréalité… – et, déjà, l’écriture est magistrale.

Ce recueil inaugure pourtant le début de l’inexistence littéraire de Krzyzanowski. Accepté par un éditeur, celui-ci fait faillite au moment de la publication.

Ainsi, de faillite en déveine, de refus en déclaration de guerre et autres cataclysmes, Sigismund Krzyzanowski ne fut-il quasiment pas publié de son vivant. Seuls de très rares récits – dont La fugue, La catastrophe et Le joueur pris au jeu – furent édités dans de petites revues. Ce n’est pas tant le fruit d’un malencontreux hasard de circonstances que parce qu’il est absolument étranger à son époque. Inassimilable. À l’écart, invisible, il traversera une autre guerre, échappera aux disgrâces et purges staliniennes. Comme l’étrange héros de Fantôme, double difforme du narrateur et de l’auteur, mort vivant chez les vivants morts :

Dans la rubrique « origines sociales », j’écrivais toujours « fantôme », et dans « occupation temporaire », je notais d’une écriture soigneusement calligraphiée : « humain ».

En 1920, Krzyzanowski rencontre Anna Bovchek qui deviendra sa femme et, deux ans plus tard, il s’installe à Moscou dans le quartier de l’Arbat, dans une minuscule chambre qu’il ne quittera plus – il fera le récit de sa dilatation grâce à un procédé breveté : La Superficine(2). Il arpente la ville, et dicte ses textes.

Arbat 44, appartement n° 5.

La ville entre dans sa prose qui épouse les méandres des rues, et dont le pas devient la mesure.

Il donne quelques cours, travaille pour le théâtre de Taïrov, et avec d’autres metteurs en scène, participe à l’écriture de livrets d’opéra ou de scénarios, rédige quelques préfaces et articles d’encyclopédie. Il eut beau appartenir à l’Union des écrivains, être admiré de ceux qui, comme Boulgakov, découvrent certaines de ses œuvres lues lors des « samedis » de Nikitina, il connaît surtout la misère, la solitude, l’alcoolisme. Après une période d’extrême fécondité, qui dure jusqu’à la fin des années vingt, il écrit de moins en moins. Il meurt le 28 décembre 1950, par un jour de si grand froid que nul ne sait où se trouve sa tombe.

Quand je mourrai, laissez les orties pousser au-dessus de moi : et quelles piquent !

Son œuvre a été préservée par sa femme, puis ressuscitée par Vadim Perelmouter, chercheur en littérature et poète. Intrigué par une note dans un carnet du poète Chengueli évoquant « un génie négligé », il consacrera près de trente années de sa vie à retrouver et rétablir les textes, retourner les archives, pister photos et cousins éloignés, pour publier d’abord un premier volume de textes choisis en 1989, puis cinq tomes de ses œuvres(3). Le sixième et dernier est actuellement en préparation. Depuis le début, les éditions Verdier accompagnent cette aventure éditoriale au long cours, et publient aujourd’hui le septième volume de l’écrivain en français. Krzyzanowski est désormais traduit en anglais, allemand, espagnol, italien, espagnol, japonais, polonais, ukrainien…