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Il n’y a pas un instant à perdre. Des murmures montent de toute part. Les chuchotements se font rumeur, la rumeur se fait clameur, la clameur vacarme, le vacarme hurlement et piétinement de milliers de pieds.

— Attrapez-les, attrapez-les !

— Quoi ?

— Où ça ?

Une partie du public se précipite vers le pianiste, affalé sur sa chaise, évanoui : sa main gauche retombe sur son genou, la manchette vide de la main droite repose toujours sur le clavier.

Mais les doigts ont pris la poudre d’escampette et se moquent bien de Dorn : remuant leurs longues phalanges, pliant et dépliant leurs articulations, ils courent prestissimo sur le tapis vers les gradins de l’escalier.

Les gens se poussent, hurlant, glapissant, coudes heurtant les coudes. Dans la salle, retentit encore : « Attrapez-les ! Où ça ? Quoi ? » Mais l’escalier est déjà loin derrière.

D’un bond magistral, les doigts sautent par-dessus le seuil et se retrouvent dehors. Piétinements et hurlements ont cessé. Une place nocturne déserte, ornée du collier jaune des réverbères, s’étale tout autour, muette.

2

Les doigts soignés du célèbre pianiste Heinrich Dorn, qui d’habitude se promenaient uniquement sur l’ivoire des pianos de concert, n’étaient pas accoutumés à déambuler sur des trottoirs sales et humides.

À présent qu’ils se retrouvaient sur l’asphalte collant et froid de la place, pataugeant dans les crachats et les flaques, ils comprirent toute la folie et l’extravagance de leur acte.

Mais il était trop tard. Déjà, on entendait le bruit des semelles et des cannes sur le seuil de l’édifice qu’ils venaient de quitter : revenir en arrière voulait dire se faire écraser. Serrant l’auriculaire endolori contre l’annulaire, la main droite de Dorn se plaqua contre la pierre rugueuse d’une borne en observant ce qui se passait.

La porte laissa sortir la foule, puis referma ses battants. Les doigts arrachés restèrent, seuls, sur le trottoir désert.

Il pleuvinait. Ils devaient songer à un endroit où passer la nuit. Plongeant leur peau blanche et fine dans les flaques et les caniveaux, ils claudiquèrent, trébuchant et glissant. Soudain, la jante d’une roue surgit de la brume dans un terrible fracas, projeta des paquets de boue, puis roula plus loin.

Les doigts l’évitèrent de justesse : secouant avec dégoût les éclaboussures puantes, ils grimpèrent le trottoir en pente sur leurs phalanges qui chancelaient de fatigue et longèrent les immeubles collés les uns aux autres.

Il se faisait tard. Le cadran jaune sonna deux heures. Les battants des portes étaient fermés, les paupières métalliques ridées des fenêtres abaissées. Des pas tardifs approchaient, puis se perdaient. Où se cacher ?

À un demi-clavier du trottoir pavé rougeoyait, agitée par le vent, la flamme d’une veilleuse. Au-dessous, un tronc métallique rectangulaire vissé au mur : « Pour l’église. »

Ils n’avaient pas le choix : s’accrochant aux aspérités du mur, ils atteignirent la corniche de la kirche, de là le couvercle en pente du tronc. L’orifice du tronc était étroit, mais ce n’est pas pour rien que les doigts du pianiste avaient la réputation d’être fins et souples : ils se faufilèrent par la fente et… plouf. À l’intérieur, c’eût été l’obscurité totale sans le faible reflet rouge que la veilleuse glissait par la fente. À côté, un billet de banque chiffonné, fruit de la charité. Transis, les doigts se blottirent dans un coin de la boîte métallique, se couvrirent avec le billet et se figèrent, serrés en un poing. Une douleur lancinante leur vrillait les articulations : des rhumatismes. Les ongles cassés et fendillés étaient irrités ; l’auriculaire avait enflé et l’anneau fin s’était enfoncé profondément dans la peau.

Mais la fatigue finit par l’emporter : le reflet écarlate se balançait, les gouttes de pluie moelleuses tambourinaient sur le couvercle leur moto perpetuo familier. Plissant ses petits yeux émeraude, le Sommeil regarda par la fente étroite du tronc.

3

Les doigts s’ébrouèrent, déplièrent leurs articulations ankylosées et tentèrent de s’étendre de tout leur long sur leur couche dure. Le reflet mourant de la veilleuse se fondit peu à peu dans le rougeoiement de l’aube.

La pluie se tut. Les doigts sautèrent une, deux fois, heurtèrent le couvercle de la boîte, puis se faufilèrent prudemment à l’extérieur et s’assirent sur la pente humide du tronc.

Un vent annonçant le matin agitait les branches nues des saules. En bas, le scintillement des flaques, en haut, le glissement des nuages.

Aussi incongrue que fût la situation, l’habitude inculquée depuis des années de s’exercer pendant une heure et demie tous les matins poussa les doigts à grimper sur la corniche de l’église et à effectuer méthodiquement un semblant de gamme en courant d’un bout à l’autre, de droite à gauche et de gauche à droite, jusqu’à ce que la chaleur et la souplesse reviennent dans leurs articulations.

Les exercices terminés, les doigts sautèrent sur le tronc et, se posant en travers de la fente, se mirent à rêver à leur passé proche, mais définitivement amputé.

… Les voilà couchés au chaud sous une couverture de satin ; le bain matinal dans l’eau tiède savonneuse ; puis une agréable promenade sur des touches souples qui cèdent facilement, ensuite… ensuite, les doigts serviteurs, ceux de la main gauche, leur enfilent un gant en daim, pressent les boutons, Dorn les transporte avec précaution dans la poche de son manteau. Soudain… voilà qu’on retire le daim, de petits ongles fins et parfumés les effleurent dans un léger frémissement. Les doigts étreignent avec passion ces petits ongles roses et…

Soudain, une main toute ratatinée aux ongles jaunes et sales fit tomber les doigts rêveurs du toit pentu du tronc. C’était une vieille quasiment aveugle qui rentrait du marché. Posant à terre son panier plein de courses, elle s’approcha et, de sa main tremblante, trouva à tâtons la fente pour y glisser sa maigre aumône. Tout d’un coup, quelque chose de souple et de remuant lui attrapa le doigt, fit une culbute en arrière, farfouilla dans ses paquets – et cinq doigts humains sans personne au bout dégringolèrent du panier répandant de la farine, puis détalèrent le long du trottoir.

La vieille laissa tomber son argent et se signa longuement, terrorisée, en bredouillant quelque chose de sa bouche édentée et tremblante.

De pavé en pavé, de flaque en caniveau, les doigts s’enfuirent toujours plus loin.

Deux gamins qui faisaient flotter dans le caniveau un petit bateau avec une voile en papier les remarquèrent au moment où, accroupis sur leurs phalanges, l’auriculaire sur le bord du trottoir, les doigts s’apprêtaient à sauter par-dessus l’eau tumultueuse. Ils restèrent bouche bée. Délaissé, le bateau heurta une pierre avec sa quille et culbuta.

Oh-oh-oh ! hurlèrent les garnements et ils se lancèrent à leur poursuite.

Seul leur extraordinaire dextérité sauva les fuyards : soulevant des éclaboussures, arrachant leur peau douce aux aspérités coupantes de la pierre, ils développèrent la même vélocité que dans L’Appassionata de Beethoven et, s’ils avaient couru non sur le pavé rugueux, mais sur les touches d’un clavier, les plus grands maîtres du passage et du glissando auraient été dépassés et ridiculisés.

Soudain, un rugissement retentit par-derrière et une patte griffue renversa la créature pentadactyle : les doigts tombèrent, les ongles ensanglantés vers le haut, le diamant encastré dans l’auriculaire heurta la surface du trottoir.