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Je repris ma loupe : de nouvelles foules se pressaient autour du minuscule cadavre bleu boursouflé. Les feuilles de papier ployaient et frémissaient sous les assauts des Moins-que-rien qui accouraient de toutes parts. Des bruissements sinistres, des chuintements menaçants montaient des essaims que formait à présent autour de moi le petit peuple bouleversé et agressif. Je saisis le presse-papiers et le brandis au-dessus de la table. Mais aussitôt, je compris l’inutilité de mon geste : les Moins-que-rien étaient partout, j’en avais plein les yeux, les oreilles, sans doute avaient-ils réussi à se glisser dans mon cerveau. Pour les exterminer jusqu’au dernier, il eût fallu que je me fracasse le crâne. Laissant tomber le presse-papiers, je me précipitai vers le seuil. Je poussai la porte. Oui, moi, un être stupidement grand, mesurable en mètres, je fuyais d’invisibles Moins-que-rien.

Je passai la nuit à errer dans les rues qui, peu à peu, se vidèrent. Je sentis également un vide se creuser en moi. L’aube réveilla la rue et me réveilla. Je me rappelai les paroles de mon serment : « Et si volontairement ou involontairement…» Les immeubles vacillèrent sous mon regard. Je me hâtai de rentrer.

Ma chambre est vide et silencieuse : oui, lorsque les Moins-que-rien veulent se venger, ils ne font qu’abandonner le condamné. Cela suffit : comment vivrait sans eux celui qui les a connus ne serait-ce que l’espace d’un instant ?

Car les lotus au cerne marron n’ont qu’une vie dessinée. Et les étoiles de givre sur la vitre finiront, un jour ou l’autre, par fondre au soleil.

J’ai écrit toute la journée. Je termine : mon récit sera rangé dans mon cartable. Moi aussi, dans un cartable noir, hermétique : lorsqu’il sera refermé, il n’y aura plus ni soleils, ni thèmes, ni douleurs, ni bonheurs, ni mensonges, ni vérités.

1922

La catastrophe

Une multimultitude de choses inutiles et hétéroclites, pierres – clous – cercueils – âmes – pensées – tables – livres sont entassées, allez savoir pourquoi, en un seul lieu : le monde. Chacune dispose d’un tout petit espace et d’un minuscule laps de temps, tant de pouces en tant d’instants. Tous ce fatras, petit et gros, gravite sur des orbites et sillons respectifs. Et il suffit qu’une étoile Alpha, dans la constellation du Centaurus(7), s’avise de faire un tour, juste un, sur l’orbite de sa voisine, pour qu’il faille réorganiser tout l’espace, depuis l’étoile la plus brillante jusqu’au grain de poussière le plus terne, à moins de laisser le chaos (qui n’attend que cela) renverser, démanteler et disloquer toute l’édifice complexe et ingénieux en l’expulsant des orbites et des épicycles. La pensée du vieux Sage dont je vais maintenant raconter l’histoire s’est-elle amusée ne serait-ce qu’une fois à suivre ce syllogisme prétendument classificateur ? Je l’ignore. Ce que je sais en revanche, c’est que cette pensée ne faisait que passer d’objet en objet, allant dénicher le sens pour l’en extirper. Ces sens hétéroclites, inutiles les uns aux autres, elle les entassait tous en un même lieu : le cerveau du Sage.

Voici ce que la pensée infligeait aux objets grands et petits : après avoir disjoint leurs surfaces et leurs limites collées les unes aux autres, elle tentait de se faufiler, de descendre au plus profond, jusqu’à cet intérieur où est conservé, en un seul exemplaire, le sens de la chose, son essence. Après quoi, surfaces et limites reprenaient généralement leur place, comme si de rien n’était.

Naturellement, chaque chose, si petite et périssable soit-elle, tient par-dessus tout à l’unique sens qui lui est propre et qui lui est plus que tout nécessaire. Les choses se hérissent de rayons, d’épines, affûtent leurs limites ; par leur petitesse et leur fragilité même, elles tentent d’échapper à la connaissance, défendent leur « moi » contre le « Moi » d’autrui.

Vous autres, surdoués, ayez pitié de l’objet de la connaissance. Respectez l’inviolabilité du sens d’autrui. Avant d’analyser un phénomène, demandez-vous si cela vous plairait qu’on vous arrache votre essence pour la donner à un cerveau étranger et hostile. Ne touchez pas aux phénomènes, les enfants : laissez-les vivre, qu’ils continuent de se manifester, comme jadis à nos aïeux et nos bisaïeuls.

Mais la pensée du Sage ne connaissait pas la compassion. La catastrophe était imminente. Au début, tout ce qui se trouvait à proximité de la tête du philosophe, toutes les choses « intelligibles en soi » demeuraient hors de danger. Les cimes des peupliers qui bruissaient au-dessus des eaux endormies du Pregel. Les pointes des Kirchen(8). Les gens dans les environs. Les objets, bien sertis dans leur espace. Les événements, bien répartis dans le calendrier.

La pensée du philosophe avait commencé à penser de loin, elle avait d’abord étincelé ailleurs, dans le scintillement des étoiles lointaines, dans la Teorie des Himmels(9) ; le Sage, tranquille et affairé, fouillait l’amas de rayons blancs de Sirius comme il l’aurait fait avec le tiroir d’une vieille commode de son père, par exemple. On ne saura jamais comment les étoiles ont réagi ni même si elles ont réagi. En tout cas, aucun changement ne s’est produit dans l’organisation interne des constellations. Les étoiles ont l’âme juste, c’est pourquoi leurs orbites sont parfaites. Les calculs des astronomes, aussi sophistiqués fussent-ils, n’enregistrèrent la moindre variation dans le scintillement des étoiles après Kant(10).

Entre-temps, des bruits inquiétants coururent d’objet en objet : le Sage, après en avoir fini avec les étoiles, revenait ici, sur la Terre. Son itinéraire : le ciel étoilé au-dessus de nous – la loi morale en nous.

Les événements se déroulèrent de la manière suivante : lentement, le Syllogisme à trois ailes s’approcha de ces objets en resserrant, en rétrécissant la lourde spirale de son vol. Ses plumes noires répandaient de la poussière d’étoiles. Lorsque ces parcelles célestes eurent touché la grisaille des impasses et des ruelles, toutes les choses terrestres furent secouées par un frémissement d’angoisse, un tressaillement d’épouvante. C’en était fini des orbites. Venait le tour des rues, des chemins de campagne, des petits sentiers.

C’est alors qu’éclata la catastrophe. Terrorisés depuis Platon et Berkeley, les phénomènes, qui déjà ne savaient pas trop s’ils pouvaient prétendre au rang d’essences, n’attendirent naturellement pas la Raison, avec tous ses instruments de tortuosité : doubles paragraphes crochus, tenailles des définitions précises et enchaînements d’antinomies paires.

L’espace et le temps furent saisis de panique aux quatre coins de leur place d’armes terrestre. Quelques âmes limitées furent les premières à essayer de bondir hors de leurs limites : elles créèrent même un courant littéraire que la multitude suivit pour s’enfuir hors du monde.