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« Parfait. (March le libéra.) Attendez en bas. Je vous dégotte un véhicule pour vous ramener à Schlachtensee. »

Il ouvrit la porte.

« Souvenez-vous : il vaut mieux me dire la vérité tout de suite qu’attendre que je la découvre — ce qui se fera tôt ou tard. »

Jost hésita ; un bref moment, March crut qu’il allait parler. Puis le garçon passa dans le couloir et s’éloigna.

March appela le garage, au sous-sol, et commanda une voiture. Il raccrocha et considéra le mur d’en face par la vitre sale. La brique noire brillait sous le filet d’eau qui dégoulinait des étages supérieurs. Avait-il été trop dur avec le gosse ? Sans doute. Mais le plus souvent la vérité tombait par surprise, en embuscade, sans défense ni repli possible pour elle. Jost mentait-il ? Évidemment. Mais aussi, s’il était homosexuel, pouvait-il se permettre de ne pas mentir ? Être reconnu coupable d’« actes asociaux », c’était se retrouver tout droit dans un camp de travail. Et les SS convaincus d’homosexualité étaient mutés sur le front Est. Bataillon disciplinaire. Combien en revenaient ?

March en connaissait des tas, des jeunes comme Jost, de plus en plus nombreux au fil des années, pour ne pas dire de jour en jour. Révoltés contre leurs parents. En rébellion contre l’État. N’écoutant que les stations radio américaines. S’échangeant des copies sommaires de livres interdits — Günter Grass et Graham Greene, George Orwell, J.D. Salinger… Et, surtout, opposés à la guerre — à ces expéditions apparemment sans fin à l’est de l’Oural, contre une guérilla soviétique qui tenait le coup depuis vingt ans, avec l’appui des Américains.

Il eut soudain honte de son attitude à l’égard de Jost ; il pourrait le rattraper pour s’excuser… Puis il décida, comme chaque fois, que ses devoirs envers le mort passaient avant le reste. Sa pénitence pour sa brutalité d’aujourd’hui serait de mettre un nom sur le corps repêché.

Le PC de la Berlin Kriminalpolizei occupe presque tout le troisième étage au Werderscher Markt. March monta les escaliers quatre à quatre. À l’entrée, un garde armé d’un pistolet-mitrailleur exigea son laissez-passer. La porte s’ouvrit avec un bruit mat de verrou électrique.

Un vaste plan illuminé de Berlin garnit la moitié du mur du fond. Une galaxie de points lumineux, orange dans la faible lumière, signale les cent vingt-deux postes de police de la capitale. Sur la gauche, un autre plan, plus grand, représente le grand Reich. Les voyants rouges indiquent les villes dont l’importance justifie une division Kripo autonome. Le centre de l’Europe s’embrase ainsi d’un feu soutenu. À l’est, les points lumineux s’espacent, jusqu’à n’être plus, au-delà de Moscou, que quelques lueurs isolées, vacillantes comme des feux de camp perdus dans les ténèbres. Un planétarium du crime.

Krause, l’officier de permanence pour le Gau de Berlin, siégeait sous les panneaux, sur une tribune surélevée. Il téléphonait, quand March s’approcha, et leva une main en guise de salut. Devant lui, une douzaine d’auxiliaires en chemisier blanc amidonné s’activaient derrière des cloisons vitrées, chacune munie de son casque à écouteurs et micro articulé. Elles devaient en entendre ! Un sergent d’une division Panzer rentre chez lui, après une période à l’Est. Il dîne en famille, sort son pistolet, abat sa femme et ses trois enfants, avant d’expédier au plafond les débris épars de sa boîte crânienne. Un voisin au bord de la crise de nerfs alerte les flics. Et l’information remonte jusqu’ici — où elle est vérifiée, évaluée, traitée —, avant de passer à l’étage en dessous, dans un couloir verdâtre au linoléum craquelé, imprégné de fumée froide de cigarettes.

Derrière Krause, une secrétaire en uniforme, l’air revêche, consignait les entrées sur le tableau récapitulatif de la nuit. Quatre colonnes : crimes (graves), délits (violents), incidents, morts. Chaque catégorie elle-même subdivisée : heure du rapport, source d’information, détail du rapport, action engagée. Une nuit de grabuge ordinaire dans la plus grande ville du monde, avec ses dix millions d’habitants ; une nuit réduite à des hiéroglyphes sur quelques mètres carrés de papier plastifié blanc.

Dix-huit morts depuis la veille au soir, vingt-deux heures. L’accident le plus grave — 1H2D 4K —, c’étaient trois adultes et quatre enfants tués dans une collision de voitures à Pankow, juste après vingt-trois heures. Action engagée : néant. On pouvait laisser cela aux Orpo. Une famille carbonisée dans un incendie à Kreuzberg, un échange de coups de couteau devant une brasserie à Wedding, une femme battue à mort à Spandau. Au bas de la liste, l’enregistrement de ce qui avait précipité le lever de March : 06 :07(0) (donc la notification venait de l’Orpo) 1 Il Havel/March. La secrétaire recula d’un pas et remit le capuchon de son stylo avec un déclic net et précis.

Krause ne téléphonait plus. Il était sur la défensive. « Je me suis déjà excusé, March.

— C’est rien. Je veux seulement la liste des disparus. Berlin et environs. Disons, ces dernières quarante-huit heures.

— Pas de problème. »

Krause avait l’air soulagé. Il pivota sur son siège en direction de la femme à la triste figure.

« Vous avez entendu l’inspecteur, Helga ? Et voyez si quelque chose est intervenu depuis une heure. »

Il se retourna vers March, les yeux rougis par le manque de sommeil.

« J’ai dû décrocher il y a une heure. Mais le moindre pépin dans ce coin-là… je ne te fais pas un dessin. »

March leva la tête vers le plan de Berlin. La plus grande partie révélait le lacis compact des rues. Une vaste toile d’araignée grise. Sur la gauche, deux taches de couleur : le vert du Grunewald et le ruban bleu capricieux de la Havel. Recroquevillée au cœur de la tache bleue, comme un fœtus, une île, rattachée à la rive par une fine jetée ombilicale.

Schwanenwerder.

« Goebbels possède toujours quelque chose là-bas ? »

Krause hocha la tête.

« Sans parler des autres. »

L’île était l’une des adresses les plus huppées de Berlin, pratiquement une annexe gouvernementale. Au total, une petite douzaine de propriétés, toutes imposantes, soigneusement dissimulées aux regards. Un poste de garde devant l’unique chaussée d’accès. Le lieu idéal pour échapper à la foule, ou pour se protéger ; vue imprenable sur la forêt et accès privés au lac. Le dernier endroit pour découvrir un cadavre. Le corps avait été rejeté sur la berge à moins de trois cents mètres.

Krause ajouta :

« La promenade des faisans », comme disent les Orpo du district.

March sourit. « Faisans dorés », dans l’argot des rues, désignait les satrapes du Parti.

« Mauvais de laisser trop longtemps traîner une merde sur ce type de trottoir. »

Helga était revenue.

« Individus portés disparus depuis dimanche matin et toujours pas retrouvés. » Elle tendit une longue liste à Krause qui y jeta un coup d’œil et la fit passer à March.

« De quoi t’occuper un moment. (Il avait l’air de trouver ça drôle.) Tu pourrais refiler ça à ton gros tas de copain, Jaeger. C’est lui qui est censé trimer là-dessus, je te rappelle.

— Merci. Je vais toujours commencer le travail. »

Krause secoua la tête.

« Tu te tapes deux fois le boulot des autres. T’es chaque fois baisé pour les promotions. Ta paie est merdique. T’es malade ou quoi ? »

March avait replié puis enroulé la liste. Il se pencha et tapota légèrement la poitrine de Krause avec le fin cylindre de papier.

« Tu te laisses aller, camarade. Arbeit macht frei. »