Ils prirent l’escalier en silence. Zaugg les guida vers la sortie.
« Eh bien, le moment est venu de prendre congé. »
Il leur serra la main.
March sentit qu’il devait dire quelque chose, une dernière tentative.
« Je crois qu’il est de mon devoir de vous avertir, Herr Zaugg : deux des titulaires de ce coffre ont été assassinés la semaine dernière et Martin Luther a disparu… »
Zaugg ne sourcilla même pas.
« Mon Dieu, mon Dieu ! De vieux clients nous quittent et de nouveaux — il fit un geste dans leur direction — nous viennent. Et le monde tourne. La seule, l’unique certitude, Herr March, est que dès que la fumée des canons se dissipe, et quel que soit le vainqueur, les banques des cantons suisses sont là, inébranlables. Bonne journée. »
Ils étaient dehors, sur le trottoir ; la porte se fermait derrière eux, quand Charlie cria soudain :
« Herr Zaugg ! »
Son visage apparut et avant qu’il puisse esquiver, le Leica s’était déclenché. Ses yeux étaient écarquillés ; sa bouche, d’indignation, formait vin « O » parfait.
Le lac de Zurich était d’un bleu de brume. Une illustration de conte de fées. Un paysage sur mesure pour le grand choc final entre les monstres marins et le héros. Si seulement le monde était comme on nous le promettait alors, pensait March. Des châteaux aux tourelles pointues surgiraient de ce halo.
Il s’appuyait contre la balustrade de pierre humide devant l’hôtel, sa valise à ses pieds. Charlie achevait de régler sa note.
Il aurait voulu rester plus longtemps — l’emmener sur le lac, explorer la ville, les collines ; dîner dans la vieille ville ; regagner chaque soir sa chambre, faire l’amour, retrouver la rumeur du lac… Un rêve. À cinquante mètres sur la gauche, dans leurs voitures, ses anges gardiens de la police helvétique poireautaient en se décrochant la mâchoire.
Des années auparavant, encore jeune inspecteur à la Kripo de Hambourg, il avait dû escorter un condamné à la prison à vie qui bénéficiait d’une permission spéciale d’un jour. Des comptes rendus de son procès avaient paru dans la presse ; l’amie d’enfance du garçon avait appris ce qui lui arrivait ; elle lui avait écrit, lui avait rendu visite en prison, avait accepté de l’épouser. L’histoire avait titillé la fibre sentimentale si prompte à s’émouvoir dans la psyché allemande. Un mouvement d’opinion s’était développé pour que le mariage puisse avoir lieu. Les autorités avaient cédé. Et donc March l’avait emmené à la cérémonie — il était resté à ses côtés, attaché par des menottes, même pour la photo, comme un témoin particulièrement dévoué et attentif.
La réception s’était tenue dans un local sinistre qui jouxtait l’église. Vers la fin, le mari lui avait soufflé à l’oreille qu’il y avait un débarras, avec un tapis, et que le prêtre n’y voyait pas d’objection… Et March, lui-même jeune époux, avait inspecté la pièce, constaté qu’elle était sans fenêtre, sans issue… et il avait laissé le garçon et sa femme seuls pendant vingt minutes. Le prêtre, qui en avait vu d’autres — trente ans d’apostolat dans les docks de Hambourg —, l’avait remercié d’un clin d’œil grave.
Sur le chemin du retour, vers la prison, tandis que les hautes murailles se précisaient, March s’était attendu à de la déprime chez le jeune homme, à des supplications pour un peu de temps encore, ou même à ce qu’il tente quelque chose. Rien de tout cela. Le prisonnier était calme, souriant, terminant posément son cigare. Aujourd’hui, à Zurich, au bord de ce lac, March comprenait ce que le garçon avait ressenti. Il savait qu’une autre vie existait, ou plus simplement qu’elle était possible, et une journée de cette vie lui avait suffi.
Il sentit Charlie à côté de lui. Elle l’embrassa furtivement sur la joue.
Une boutique de cadeaux, à l’aéroport de Zurich, débordait de marchandises aux couleurs vives — des piles de coucous, de skis miniatures, de cendriers émaillés représentant le Cervin. Des chocolats. March choisit une boîte à musique avec la légende sur le couvercle : « Vœux d’anniversaire à Notre Führer Bien-aimé, 1964 » ; il l’apporta au comptoir où une dame rebondie d’âge mûr servait les clients.
« Vous pourriez l’emballer pour un envoi ?
— Sans problème, monsieur. Écrivez ici où vous désirez l’expédier. »
Elle poussa devant lui un bloc et un crayon. March écrivit Hannelore Jaeger, et l’adresse. Hannelore était encore plus replète que son mari et elle avait une passion pour les chocolats. Il espérait que Max comprendrait la plaisanterie.
La vendeuse enveloppait rapidement la boîte dans du papier kraft ; ses gestes étaient précis, ses doigts agiles.
« Vous en vendez beaucoup ?
— Des centaines. On peut dire que vous l’aimez, votre Führer.
— Oui, en effet. »
Il considérait le paquet. Exactement pareil à celui qu’il avait pris dans la boîte aux lettres de Bühler.
« Je suppose que vous ne conservez pas la liste des endroits où vous envoyez ce type de colis ?
— Ce serait impossible. »
Elle recopia l’adresse sur l’emballage, y colla un timbre et l’ajouta au petit tas qui attendait derrière elle.
« Bien sûr. Et vous ne vous rappelez pas avoir servi un vieux monsieur allemand, lundi après-midi, vers quatre heures ? Avec de grosses lunettes et des yeux mal en point. »
Le visage de la femme se ferma soudain, soupçonneux.
« Qui êtes-vous ? La police ?
— C’est sans importance. »
Il paya pour les chocolats et aussi pour une chope de faïence où était imprimé « I LOVE ZÜRICH ».
Luther ne pouvait être venu jusqu’ici, en Suisse, simplement pour déposer ce tableau dans le coffre, pensait March. Même un fonctionnaire retraité des Affaires étrangères n’aurait pu passer un paquet de cette taille, marqué ultra-secret, sous le nez de la Zollgrenzschutz. Il devait être venu pour récupérer quelque chose, et pour le ramener en Allemagne. Et comme c’était la première fois depuis vingt et un ans qu’il retournait au coffre, et que d’autres clés existaient, et de plus ne se fiant à personne, il devait avoir de sérieux doutes — se demander si cette autre chose serait encore là.
March regarda le hall des départs. Il s’imagina le vieil homme se dépêchant dans le terminal, serrant sa précieuse charge, son cœur affaibli battant violemment dans sa poitrine. Les chocolats étaient sûrement un message de succès : jusqu’ici, mes chers vieux camarades, tout va bien. Que pouvait-il trimballer ? Ni tableau ni argent, à l’évidence. Ils en avaient à profusion en Allemagne.
« Des papiers…
— Quoi ? »
Charlie, qui l’attendait sur la plate-forme, se retourna, surprise.
« C’est ça le lien. La paperasserie. Des ronds-de-cuir. Voilà ce qu’ils étaient. Tous. Des civils. Ils vivaient du et par le papier. »
Il se les imaginait dans le Berlin de la guerre — dans leurs bureaux, de jour comme de nuit, s’échangeant mémos et minutes dans un tourbillon ininterrompu de paperasse bureaucratique, tous planqués dans leurs réduits de papier. Des millions d’Allemands s’étaient battus, au cours de ces années : dans la boue glacée des steppes, ou dans le désert de Libye, ou dans le ciel limpide d’Angleterre, ou — comme March — en mer. Ces vieillards avaient vécu leur guerre dans des dossiers — ils avaient sacrifié leur sang et leur jeunesse sur papier.