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Charlotte secouait la tête.

« Ça n’a pas beaucoup de sens.

— Je sais. Ou alors rien que pour moi… Je t’ai acheté ceci. »

Elle déballa la chope et éclata de rire, la serrant contre son cœur.

« Je ne m’en séparerai jamais… je la garderai comme un trésor. »

Ils franchirent rapidement le contrôle des passeports. Passé la limite, March regarda derrière lui une dernière fois. Les deux policiers attendaient près du comptoir des billets. L’un d’eux — celui qui les avait ramassés devant la villa de Zaugg — leva la main. March lui rendit son salut.

On annonçait leur vol — dernier appel : Les passagers du vol Lufthansa 227 à destination de Berlin sont priés de se rendre immédiatement

Son bras retomba. Il se dirigea vers la porte d’embarquement.

2

Pas de whisky cette fois, mais du café — beaucoup, fort et noir. Charlotte essaya de s’intéresser à un journal et sombra presque aussitôt dans le sommeil. March était trop agité pour dormir.

Il avait arraché une douzaine de pages blanches de son calepin, les avait déchirées en deux, puis encore en deux. Tout était étalé sur la tablette de plastique devant lui. Sur chaque bout de papier, un nom, une date, un fait. Il les faisait glisser sans cesse — les premiers à la fin, les derniers au milieu, ceux du milieu au début —, cigarette au bec, dans un nuage de fumée, concentré, loin de tout. Quelques passagers lui jetaient à la dérobée des regards sceptiques ; il avait l’air d’un maniaque jouant à une forme de patience particulièrement démente.

Juillet 1942. Sur le front Est, la Wehrmacht lance l’opération « Bleue » : l’offensive qui allait finalement donner la victoire à l’Allemagne. L’Amérique se fait matraquer par les Japonais. Les Britanniques bombardent la Ruhr, se battent en Afrique du Nord. À Prague, Reinhard Heydrich se remet des suites d’une tentative d’assassinat.

Donc : jours heureux pour les Allemands, surtout ceux des territoires occupés. Résidences élégantes, maîtresses, pots-de-vin. On met en caisse le produit du pillage pour l’expédier au pays. La corruption, du haut en bas, du Kommissar au caporal, du retable à la bouteille d’alcool. Bühler, Stuckart et Luther ont une combine particulièrement bien rodée. Bühler réquisitionne les trésors artistiques dans le Gouvernement général ; il les expédie sous couverture à Stuckart, au ministère de l’Intérieur. C’est parfaitement sûr : qui va oser mettre son nez dans des envois de fonctionnaires aussi puissants ? Luther fait passer en fraude les objets à l’étranger pour les vendre. Sans risque, encore : qui aura le toupet d’ordonner au chef du département Allemagne des Affaires étrangères d’ouvrir ses valises ? Les trois se retirent dans les années cinquante, riches et respectés.

Puis, en 1964, la catastrophe.

March déplaçait ses morceaux de papier, les déplaçait encore.

Le vendredi 11 avril, les trois complices se réunissent chez Bühler : premier indice d’une panique à bord…

Non. Ça ne collait pas. Il reprit ses notes, chercha le récit par Charlotte de sa conversation avec Stuckart. Évidemment !

Jeudi 10 avril, le jour qui précède la réunion, Stuckart se rend Bülowstrasse et note le numéro d’appel de la cabine en face de l’immeuble de Charlotte Maguire. Fort de ce renseignement, il se rend chez Bühler, vendredi. Ce qui les menace est si effrayant que tes trois hommes envisagent l’impensable : la défection, l’asile politique aux États-Unis. Stuckart expose la manœuvre. Impossible de se fier à l’ambassade, Kennedy l’a truffée d’apôtres de la détente. Le lien doit être direct avec Washington. Stuckart l’a : la fille de Michael Maguire. Ils se mettent d’accord. Samedi, Stuckart téléphone à la fille pour convenir d’un rendez-vous. Dimanche, Luther s’envole pour la Suisse. Pas pour ramener des tableaux ou du fric ; ils n’en ont que faire à Berlin, mais pour récupérer une chose déposée lors de trois visites à la banque, entre l’été 1942 et le printemps 1943.

Mais il est déjà trop tard. Le temps pour Luther d’effectuer son retrait, d’envoyer le signal de Zurich, d’atterrir à Berlin, et Bühler et Stuckart sont liquidés. Il décide donc de se terrer avec ce qu’il a récupéré dans le coffre.

March se détendit et contempla son puzzle en partie achevé. C’était une version. Aussi valable qu’une autre.

Charlie soupira et s’agita dans son sommeil ; elle se tourna pour poser sa tête sur son épaule. Il l’embrassa sur les cheveux. On était vendredi. Le Führertag : lundi. Il lui restait le week-end.

« Chère Fräulein Maguire, murmura-t-il. Je crains fort que nous n’ayons pas cherché au bon endroit. »

Mesdames et messieurs, nous amorçons notre descente sur le Flughafen Hermann Goering. Veuillez remettre vos sièges en position verticale et replier les tablettes devant vous…

Délicatement, pour ne pas la réveiller, March retira son épaule de sous la tête de Charlie, rassembla ses morceaux de papier et gagna en ondoyant l’arrière de la cabine. Un gamin en uniforme des Jeunesses hitlériennes émergea des toilettes et lui tint poliment la porte ouverte. March remercia d’un signe de tête et tira le verrou derrière lui. La faible lumière clignotait par intermittence.

L’endroit, étriqué, exhalait des relents d’air vicié recyclé sans fin, de savon bon marché, d’excréments. Il souleva le couvercle sur la cuve métallique et jeta ses papiers. Un voyant s’éclaira, ATTENTION ! REGAGNEZ VOTRE PLACE ! La turbulence lui retourna l’estomac. Était-ce ce que Luther avait ressenti au moment où l’avion était descendu sur Berlin ? Le métal paraissait moite et froid sous ses doigts. Il actionna le levier et la cuvette se vida — ses notes furent aspirées dans un tourbillon d’eau bleue.

La Lufthansa avait équipé l’endroit non pas d’essuie-mains mais de petites serviettes de papier humides, imprégnées d’un produit qui donnait la nausée. March se tamponna le visage. Il sentait sa peau brûlante à travers la fibre glissante. À nouveau cette vibration de la carlingue, comme un U-Boot pris sous le feu de grenades sous-marines. Ils descendaient rapidement. Il colla son front contre le miroir glacé. Plongée, plongée, plongée

Charlotte ne dormait plus. Elle passait un peigne dans ses cheveux.

« Je commençais à croire que tu avais sauté.

— Pas idiot. L’idée m’a effleuré. (Il attacha sa ceinture.) Mais tu es peut-être ma planche de salut.

— C’est le plus beau compliment…

— J’ai dit : “Peut-être”. (Il prit sa main.) Écoute. Tu es sûre que Stuckart t’a dit qu’il était passé jeudi relever le numéro de la cabine en face de chez toi ? »

Elle réfléchit un instant.

« Oui, certaine. Je me souviens que je me suis dit : ce type est sérieux, il a préparé son coup.

— On peut le dire… La question est donc ; Stuckart a-t-il agi seul — il se ménageait sa petite porte de sortie —, ou est-ce que l’appel résultait d’une démarche convenue avec les autres ?

— Ça change quelque chose ?

— Oui, beaucoup. Réfléchis. S’il s’est mis d’accord avec la bande, vendredi, Luther sait probablement qui tu es et comment te contacter. »

Elle retira sa main de surprise.

« Mais c’est complètement fou. Il ne me ferait jamais confiance.

— D’accord, c’est fou. »

Ils avaient franchi une première couche de nuages ; une autre s’étalait sous eux. March aperçut le sommet du Grand Dôme, qui suggérait la pointe d’un casque.

« Mais supposons que Luther soit toujours en vie, là, quelque part, en bas. Quels sont ses choix ? L’aéroport est surveillé. Comme les docks, les gares, les frontières. Il ne peut courir le risque de se présenter à l’ambassade US, pas avec ce qui vient de se passer, la visite de Kennedy et ce qui s’ensuit. Pas question non plus de rentrer chez lui. Que veux-tu qu’il fasse ?

— Je n’y crois pas. Il m’aurait appelée mardi ou mercredi. Ou jeudi matin. Pourquoi aurait-il attendu ? »

Mais le doute perçait nettement dans sa voix ; il l’entendait. Tu ne veux pas le croire, pensait-il. Tu te croyais maligne, à cavaler pour ton article à Zurich ; et pendant ce temps, ton beau papier, il te courait peut-être derrière à Berlin.

Elle s’était enfoncée dans son siège, regardant fixement par le hublot.

March se sentit soudain désemparé. Il la connaissait si peu, malgré…

« D’accord… Luther pouvait attendre, je ne sais pas, pour se donner le temps de trouver une autre solution, par exemple, une issue plus sûre. Qui sait ? Il l’a peut-être trouvée ? »

Elle ne répondit pas.