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3. Le coffre a par la suite été utilisé à trois reprises : 17.12.42, 9.8.43, 13.4.64.

4. Lorsque je l’ai inspecté, le coffre contenait :

March se renversa sur son siège et envoya plusieurs ronds de fumée au plafond. L’idée de voir ce tableau chez Nebe, parmi les Schmutzler et autres croûtes pompeuses, lui répugnait singulièrement ; cela relevait du sacrilège. Le mieux était encore de laisser la jeune femme du portrait en paix dans l’obscurité. Ses doigts restèrent un moment encore immobiles au-dessus des touches de la machine, puis il frappa :

Néant.

Il tourna le cylindre pour dégager le papier, signa, glissa la feuille dans une enveloppe. Il appela le bureau de Nebe et reçut l’ordre d’apporter immédiatement son rapport, en personne. Il raccrocha, contempla le paysage de brique par la fenêtre.

Pourquoi pas ?

Il se leva pour prendre sur l’étagère l’annuaire de Berlin. Il trouva le numéro, qu’il appela d’un bureau voisin pour éviter l’écoute.

Une voix d’homme répondit :

« Reichsarchiv. »

Dix minutes plus tard, ses bottes s’enfonçaient dans l’épaisseur moelleuse de la moquette du bureau d’Artur Nebe.

« Vous croyez aux coïncidences, March ?

— Non, Herr Oberstgruppenführer.

— Non. Très bien. Moi non plus. »

Nebe déposa sa loupe et écarta d’un geste le rapport de March.

« Je ne crois pas que deux fonctionnaires à la retraite, du même âge et de même rang, choisissent par hasard de se suicider plutôt que d’affronter le déshonneur d’une poursuite pour corruption. Bon Dieu ! — il eut un petit rire sec —, si chaque fonctionnaire à Berlin décidait d’en faire autant, les rues seraient bientôt jonchées de cadavres. Et je ne crois pas davantage au hasard d’une exécution programmée précisément la semaine où un président américain annonce qu’il nous fera l’honneur d’une visite. »

Il repoussa son siège et alla en claudiquant jusqu’à une petite étagère où s’alignaient les textes sacrés du national-socialisme : Mein Kampf, le Mythus des XX. Jahrhunderts de Rosenberg, les Tagebüchen de Goebbels… Il pressa un bouton et le devant du meuble s’ouvrit sur un bar. Les livres, March le découvrait, n’étaient que des dos de reliures collés sur du bois.

Nebe se servit un grand verre de vodka et revint vers son bureau. March n’avait pas bougé, ni vraiment au garde-à-vous ni vraiment au repos.

« Globus travaille pour Heydrich, dit Nebe. C’est simple. Globus ne s’essuierait pas le trou de balle tant que Heydrich ne lui en aurait pas donné l’ordre. »

March se taisait.

« Et Heydrich travaille pour le Führer la plupart du temps ; et pour lui tout le temps… »

Nebe posa le verre ouvragé à ses lèvres. Sa langue de lézard pointa dans l’alcool, joua à la surface. Il resta un moment silencieux.

« Savez-vous pourquoi nous passons la pommade aux Américains, March ?

— Non, Herr Oberstgruppenführer.

— Parce que nous sommes dans la merde. Voilà une nouvelle que vous ne risquez pas de lire dans les journaux du petit Docteur. Vingt millions de colons dans l’Est en 1960… C’est ce que prévoyait le plan de Himmler. Quatre-vingt-dix millions pour la fin du siècle. Bien. D’accord, bravo ! On les a envoyés. Le problème est que la moitié veut rappliquer. Considérez ce beau morceau d’ironie cosmique, March : un espace vital à nous et personne pour le peupler. Quant au terrorisme… (Il fit un geste avec son verre, les glaçons tintèrent.) Inutile de dire à un officier de la Kripo à quel point le phénomène est devenu préoccupant. Les Américains fournissent les fonds, les armes, la formation. Et ça fait vingt ans qu’ils tiennent les Rouges à bout de bras. De notre côté : les jeunes refusent de se battre, et les vieux ne veulent plus travailler. »

Il hocha sa tête grisonnante devant tant de folie, repêcha un glaçon dans son verre et le suça bruyamment.

« Heydrich se damnerait pour cet accord avec l’Amérique. Il est prêt à tuer pour que tout se déroule sans accrocs. Est-ce que le problème est là, March ? Bühler, Stuckart, Luther… étaient-ils une menace pour cet accord ? »

Les yeux de Nebe guettaient la moindre réaction sur son visage. March, impassible, regardait droit devant lui.

« Vous-même, March, en un certain sens, vous êtes une ironie incarnée. Déjà songé à cela ?

— Non, Herr Oberstgruppenführer.

— Non, Oberstgruppenführer ! singea Nebe. Eh bien ! c’est le moment d’y penser. Nous avons engendré une génération de surhommes destinés à gouverner un empire, n’est-ce pas ? Nous les avons formés à une logique implacable — à l’appliquer sans pitié, et même cruellement, le cas échéant. Souvenez-vous, le Führer : “Mon plus grand cadeau aux Allemands est de leur avoir appris à penser clairement.” Et que voit-on ? Quelques-uns parmi vous — peut-être les meilleurs — commencent à retourner contre nous cette pensée à la fois lucide et impitoyable. Je vous avoue que je suis content d’avoir mon âge. L’avenir me fait peur. »

Il resta un long moment perdu dans ses réflexions. Enfin, manifestement désappointé, le vieil homme reprit sa loupe.

« Donc, un trafic d’œuvres d’art, n’est-ce pas ? »

Il parcourut rapidement le rapport de March, puis tint la feuille en équilibre au-dessus de la corbeille à papier, et la lâcha.

Clio, la muse de l’Histoire, montait la garde à l’entrée de la Reichsarchiv : un nu belliqueux dû au talent d’Adolf Ziegler, « grand maître du Reich du Poil pubien ». La muse fronçait les sourcils vers le Mémorial du Soldat, de l’autre côté de l’avenue de la Victoire, où une longue file de touristes attendait de pouvoir défiler devant les restes de Frédéric le Grand. Des pigeons étaient perchés sur les courbes de son immense poitrine, comme des montagnards à la surface d’un glacier. Derrière la statue, au-dessus de la grande entrée, une inscription avait été gravée dans le granit poli, et incrustée de feuilles d’or — une citation du Führer : POUR TOUTE NATION, UNE HISTOIRE CORRECTE VAUT CENT DIVISIONS.

Rudolf Halder fit entrer March et le mena au troisième étage. Il poussa une double porte et s’effaça pour le laisser passer. Un corridor au sol et aux murs de pierre semblait s’étendre à l’infini.

« Impressionnant, non ? »

Sur son terrain, Halder affectait un ton de professionnel de l’histoire, subtil mélange de fierté et de sarcasme.

« Le style peut passer pour néo ou pseudo-teuton. Tu ne seras pas surpris d’apprendre que ceci est le plus vaste dépôt d’archives au monde. Au-dessus de nous, deux étages administratifs. Ici, les bureaux des chercheurs et les salles de lecture. Sous nos pieds, six niveaux de documents. Mon cher, vous déambulez sur l’Histoire de la patrie. Moi, ici, j’entretiens pieusement la lanterne de Clio. »

Ça ressemblait à une cellule de moine : petit, sans fenêtre, des murs de granit apparent. Des tas d’archives s’empilaient sur la table, d’autres sur le sol. Partout, des livres — par dizaines — hérissés d’une multitude de signets — morceaux de papier multicolores, tickets de tram, bribes de paquets de cigarettes, allumettes usagées…

« La mission de l’historien : faire surgir du chaos un désordre encore plus conséquent. »

Halder prit la liasse de messages militaires qui encombrait la seule chaise, frotta la poussière et fit signe à March de s’asseoir.